LE DERNIER CHAPITRE
- Les carnets d'Asclépios
- 24 juin 2021
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 juin 2024

Ce matin, comme tous les matins que me laisse l’hôpital lorsqu’il est plus clément, je m’adonne à la plus belle activité du métier, s’attarder dans les chambres des patients pour leur offrir du temps et recevoir un peu de leur histoire.
Ce jour, c’est dans la chambre de monsieur I. que je flâne pour en fait m’accrocher le corps sur un bout de radiateur pendant que ma tête s’enveloppe et s’enlace dans ses mots. Monsieur I. est à son quatre-vingt-dixième tour de manège autour du soleil. Il m’explique qu’il est emplie d’anxiété à l’idée de rentrer chez lui. Alors que je le rassure sur son état de santé, je m’aperçois que sa peur prend racine plus profondément que dans la pathologie l’ayant attiré dans ce lit comme un aimant. Cette pathologie est d’ailleurs rentrée dans l’ordre.
L’échange s’initie de manière convenue, Il me remercie chaudement d’avoir trouvé ce qui était resté jusque-là inexpliqué, puis il se lance dans un laïus sur la vie.
Ce lyonnais de naissance et de croissance n’a pas connu son père. Alors qu’il se trouve dans sa troisième décennie de vie, il devient soignant par la contrainte. Sa mère atteinte d’un « cancer des os » est très malade. Elle passe ses journées dans la chambre lugubre d’un appartement triste de la Croix-Rousse. C’est alors que le jeune Monsieur I. se débrouille pour dénicher des traitements pour soigner, puis pour soulager. Il s’improvise aide-soignant, infirmier, médecin, psychologue et parfois il lui reste un peu de temps pour être un fils. Il lui injecte quotidiennement son remède intramusculaire : « Quadran supéro-externe de la fesse ? » me demande-t-il !
« C’est bien ça » répondais-je modeste devant cet homme avant de le laisser poursuivre.
Il s’est demandé s’il aurait pu faire un bon médecin. Il avait pourtant l’impression d’avoir été présent avec sa mère. Je n’ai pas su s’il me le demandait ou s’il se questionnait lui-même. Le monologue se poursuit mais je ne sais plus s’il se parle, me parle, me questionne, s’il recherche des réponses dans mes yeux ou dans le souvenir de ceux de sa mère. Il se questionne sur la possibilité d’avoir pu faire plus pour elle. Il se demande si à vouloir être un bon soignant il n’a pas oublié d’être un bon fils. Et s’il avait été meilleur fils, aurait-il été moins bon soignant ? Était-il bon soignant parce qu’il était le fils ou bon fils puisque soignant ? Les questions se croisent et s’enchevêtrent dans les catacombes obscures des souvenirs de l’être.
Puis vient un jour où sa mère l’a libéré par sa mort pour que lui puisse vivre à son tour. C’est alors que l’homme rencontre la femme. Le couple amoureux s’installe dans la ville rhodanienne et de l’amour éclosent deux vies, deux filles, deux sœurs.
La vie coule et la mort revient enlever à monsieur I. une deuxième femme, sa fille. Une nuit, une route, une voiture et tout s’arrête. Le choc dépasse la taule et la ferraille pour amocher et broyer le cœur, les têtes, les âmes.
Mais la vie doit continuer et elle continue. C’est alors que la vie se tourne vers le nord-est de la France. Monsieur I. quitte sa ville de cœur, ses souvenirs, ses amis, les odeurs, les couleurs et sans rien retenir il change de vie.
Les jours passent et font des mois qui deviennent des années et alors soixante années ont passé depuis la mort de sa maman. Il a plus vécu après sa mort qu’elle-même n’a eu d’année à sa vie.
Il y a quelques mois, Monsieur I. a perdu la troisième femme de sa vie. Après soixante ans de vie commune, Madame I. l’a laissé seul sur terre. Lequel des deux est le plus mort ? Le défunt ou le vivant qui reste avec le souvenir des disparus comme seule compagnie en attendant son propre départ ?
Monsieur I. a compris à quel point la vie à deux est une construction commune avec une âme que l’on choisit. Deux arbres poussent avec des troncs indépendants, au départ, chacun repose sur ses bases et la séparation est presque sans conséquence, et puis les années passent et les cimes se surpassent s’emmêlent et s’embrassent. C’est alors que les deux arbres atteignent une hauteur tel que si l’un des deux troncs lache, l’autre ne peut plus tenir la structure, alors on penche et on tombe puis on casse.
Monsieur I. le comprend maintenant. Il ne conduit plus depuis des années, c’est son épouse qui les emmenait de ci et de là. Pas de longs trajets mais de longs voyages. Un voyage à l’épicerie du coin ou chez le médecin, une escapade à la boulangerie ou à la pharmacie. Cet homme m’explique ses sorties futiles et quotidiennes qui étaient la sève de la vie.
Aller à la boulangerie, se déplacer du parking à la boutique, marcher quelques centaines de mètres dans le village, elle à côté de lui et lui à côté d’elle, des regards, des silences, des yeux qui regardent dans le même sens.
Monsieur I. ne lit plus, ne se déplace plus. Il se demande quel plaisir il reste à son existence. Manger, regarder la télé, une monotonie, un supplice dans l’attente du trépas.
Le patient me regarde enfin :
« Je vous remercie mais je vous en veux. Vous avez fait votre travail, mais il aurait mieux valu que vous ne me sauviez pas »
J’étais assez fier de mon diagnostic, j’étais heureux des remerciements que le patient m’avait offerts, mais voilà que mes capacités de médecin m’étaient reprochés. Aurait-il mieux valu… ?
Le patient reprend son exposé, son bilan. Quels projets peut-on faire à quatre-vingts dix ans?
Je ne sais que répondre.
Il continue. Il a eu des maisons, des voitures, des meubles, des vacances, une famille à construire et maintenant ?
Maintenant il reste les souvenirs et les regrets, les possibilités avortées et les essais transformés.
Que reste-t-il de la dernière page d’un livre si ce n’est le souvenir des chapitres passés? La dernière page n’est rien sans les précédentes, comme l’ensemble est innachevé sans cette dernière.
Alors qu’il questionne sur ce qu’il lui reste, je lui réponds : « la famille ».
Comme une lueur dans ses yeux, une dernière mission, il se lance, me parle, se parle et s’adresse à ses souvenirs. Il doit transmettre tout cela, les souvenirs et les expériences, les erreurs et les errances, les joies et les espérances. Le voilà son dernier projet, l’écriture de la dernière page qui est de faire relire le livre de sa vie à son enfant, ses petits-enfants et ses arrières petits-enfants pour que le récit continue et que le livre ne se referme pas tout de suite… non pas tout de suite.
Iconographie: La Vie et la Mort de Gustav Klimt.
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