MÉTASTASE
- Les carnets d'Asclépios
- 14 juin
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Dernière mise à jour : 28 juin

Nous sommes à l’automne deux mille vingt-quatre, je suis installé depuis quelques mois dans mon cabinet de campagne. Nouveaux lieux, nouveaux locaux et surtout nouveaux patients. Je repars de zéro et je dois me constituer une patientèle. Les premiers mois consistent donc à enchainer des consultations de patients inconnus. En fin de journée d’une fin de semaine bien chargée, je rencontre monsieur L., trente-neuf ans qui est à la recherche d’un nouveau médecin traitant. Il ne vient pas seulement pour faire la déclaration, il présente également des symptômes depuis quelques semaines qu’il aimerait m’exposer.
C’est un jeune homme (oui, jeune, nous avons le même âge), avec une vie tout à fait normale, en couple, deux enfants, un travail stable, une maison, une voiture, un crédit à rembourser et des reflux qui viennent casser la routine. Symptôme au combien banal et motif fréquent de consultation en médecine générale. Cela fait des semaines, peut-être quelques mois qu’il se plaint de remontées acides et d’une pesanteur gastrique. Je mène mon interrogatoire habituel : prise de médicament, régime alimentaire, rythme de vie, alcool, café, bref, je déroule la liste des étiologies possibles à cette plainte.
Mon questionnaire terminé, nous translatons dans la zone d’examen. Toujours systématique, j’examine par ordre. Je débute par la zone non douloureuse pour remonter progressivement vers l’estomac et c’est là que ça se complique.
A la palpation se dessine sous la paume de ma main une masse bien identifiable venue se lover dans le cadran épigastrique évaluable au jugé à environ dix ou douze centimètres. Dans cette situation il est nécessaire de se contrôler, de ne rien laisser transparaitre le temps de terminer l’examen. Je poursuis et invite mon nouveau patient à se réinstaller devant le bureau.
Pour une première rencontre je vais devoir lui annoncer que je viens de déceler une tumeur intra-abdominale. Quoi que vous fassiez, le choc sera présent, alors il ne faut pas trop tourner autour du pot tout en évitant d’être trop brusque. C’est du funambulisme.
Je prends le temps de lui expliquer les résultats de mon examen, ce que nous allons programmer comme examens pour avancer et je l’invite à nous revoir avec les résultats du bilan ou, plus tôt, s’il a des questions ou souhaite seulement discuter après avoir ingérer les informations. Il ressort un peu sonné mais il semble gérer la situation.
Je le revois au bout de trois ou quatre semaines. Les résultats sont sans appel : volumineu processus tumoral de treize centimètres et demi évoluant au dépend de la paroi antérieure de l’estomac. La consultation consiste essentiellement à le préparer à la suite. Nous évoquons toutes les possibilités, les mots biopsie, chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie sont tous passés en revue. Il vient d’entrer officiellement dans l’enfer de la cancérologie. Je le reverrai une fois pour discuter et répondre à des questions puis le perdrai de vue.
Je vais suivre l’histoire à distance via les comptes-rendus hospitaliers. Les résultats de la biopsie, la décision de la réunion de concertation multidisciplinaire, l’hospitalisation pour la première chimiothérapie, la deuxième, le bilan de réévaluation, la nouvelle décision collégiale, la décision de chirurgie et ainsi de suite. Les semaines passent puis les mois et nous voilà en juin.
Aujourd’hui, je me rends au cabinet, en avance comme tous les jours, histoire d’avancer sur des papiers, organiser ma journée et regarder quelques dossiers. Je consulte mon planning et je vois que monsieur L. a prit un créneau de rendez-vous.
Arrive son tour. Il s’installe, et je sens rapidement que le moral n’est pas au beau fixe. Je ne m’attendais pas à ce qu’il se présente en sifflotant, mais il semble très impacté. Il n’a jamais voulu s’arrêter de travailler. Tous ces mois, il préférait supporter la journée que de rester à ne rien faire et réfléchir. Je ne peux m’empêcher de penser à un patient vu plus tôt dans la journée qui souhaitait un arrêt de travail pour un nez qui coule et trente-huit de fièvre, demande que j’aie bien évidemment refusée.
Mon monsieur L. m’indique ne plus réussir à gérer la situation. Il a les larmes aux yeux mais ce contient, je le sens gêné de devoir abdiquer. « Je suis faible » me lance-t-il. Nouvelle pensée pour mon patient au nez qui coule. Nous discutons longuement, je lui explique que devant le cancer, personne n’est une machine, tout le monde à le droit de flancher et qu’il faut savoir s’occuper de soi. Mais je sens bien que le patient me cache quelque chose. Je l’interroge sur ce qui l’impacte le plus. En oncologie, les motifs sont nombreux : angoisses des chimiothérapies et de leurs effets, appréhension de la chirurgie, évolution de la maladie, peur de la mort, etc.
Mon patient a bien sur pensé à tout cela, mais contrairement aux autres malades que je suis pour ces maladies, il a un poids qu’il n’arrive pas à me déposer sur le bureau.
On discute encore un moment et j’arrive à l’accoucher.
« La situation est devenue ingérable, il y a des répercussions sur mon couple, ça ne va plus ».
En effet, madame L. fuit le domicile conjugale le week-end, laissant les deux enfants avec son mari malade pour aller se réchauffer dans les bras d’un homme en bonne santé.
Il est anéanti. Il avait tenu jusque-là mais la maladie, non suffisamment rassasiée par l’estomac de mon patient, s’était attaquée à sa vie sentimentale.
Je vois d’ici vos visages de lecteurs, habités par l’incompréhension, le sentiment d’injustice, peut-être la colère. L’intérêt de cette publication est là, comprendre que les choses sont toujours plus complexes que ce qu’elles laissent paraitre.
Madame L. est également ma patiente. Je l’ai rencontré quelques semaines avant monsieur L. Depuis près de deux ans, elle lute contre une autre maladie : la dépression. Madame L. a dû subir une interruption de grossesse dont elle ne s’est jamais remise. Elle tenait tant bien que mal avec un antidépresseur, des consultations auprès d’un psychologue. Elle tenait pour sa famille, ses enfants, son mari. Lorsqu’elle a appris le diagnostic de monsieur, elle est venue me voir. Elle donnait le change mais c’était la goutte d’eau. Je lui ai également proposé de la revoir mais j’ai perdu le contact en même temps que celui de son compagnon. Malheureusement elle a perdu pied. Elle est entrée dans un tel état de souffrance que sa seule sauvegarde était la fuite. Il arrive que le cerveau soit tellement saturé par la douleur que la seule échappatoire soit de fuir. La morale n’est pas d’excuser le comportement de madame mais d’expliquer, de comprendre que tout n’est pas toujours aussi simple et qu’il faut se préserver du jugement.
La maladie de monsieur L. n’avait pas seulement attaqué son corps et son moral, il a également détruit son couple et a métastasé l’esprit de sa compagne qui ne tenait déjà qu’à un fil.
Iconographie: Figures au bord de la mer de Pablo Picasso
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