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SA VIE DANS UN MIROIR

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • il y a 6 jours
  • 6 min de lecture
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C’est un long après-midi de visites à domicile. C’est une partie importante de ma pratique. Etant médecin de campagne, elles sont indispensables. Beaucoup de patients sont dans l’incapacité de se rendre au cabinet et sans mes passages, se retrouveraient isolés. Il s’agit pour la majorité de personnes âgées ne pouvant se déplacer ou prendre la voiture. J’ai également quelques patients dans un état de dénuement socio-économique n’ayant pas de voiture ni de liens sociaux permettant de les transporter. J’aime cette pratique car elle permet de voir les patients sous un autre angle, celui de leur milieu. Je les vois chez eux, dans leur environnement, ce qui change pour beaucoup la relation. Premièrement le patient est chez lui, donc le milieu est moins anxiogène que celui d’un cabinet médical. Enfin la personne me fait entrer dans son intimité, elle donne beaucoup plus d’elle-même. Pour ma part cela me permet de comprendre comment vit mon patient. Les bouteilles de vin vides alors que madame H. me disait ne pas boire ; Les bouteilles de soda chez madame W. que je n’arrive pas à équilibrer sur le plan diabétique ; Les escaliers de madame J. dont les enfants me parlaient suite aux difficultés rencontrées à les gravir ; l’humidité chez monsieur T. et sa toux persistante.

Bref, cette pratique est très instructive et nécessaire pour mes patients, c’est pourquoi tous mes vendredis après-midi y sont dédiés.

Il m’arrive parfois d’avoir quatre visites par semaines, plus souvent une dizaine, parfois plus, et ce jour est à catégoriser dans les « parfois plus ».

Quoi qu’il en soit, je suis amené à venir au domicile de monsieur et madame T.

 

Retour quelques semaines en arrière…

 

Je vois en fin de journée madame T. qui vient me voir pour un abcès dentaire. J’avoue ne pas être très fier de cette consultation. Pour ceux qui me suivent, je me vante régulièrement d’être méticuleux et de ne jamais rien prendre à la légère. Cet après-midi est extrêmement chargé, je suis très en retard, j’ai rajouté des urgences sur le planning déjà plein et je reçois donc cette patiente qui fait partie des urgences supplémentaires. Elle a quatre-vingt-dix ans, très en forme pour son âge, elle fait facilement dix ans de moins. C’est la deuxième fois que je suis amené à l’examiner, la première ayant été la prise de contact quelques mois auparavant. Elle présente depuis deux jours une douleur dentaire avec une tuméfaction. Elle me dit avoir rendez-vous d’ici la fin de semaine avec son dentiste et elle attend de moi que je la place sous antibiotiques afin de tenir jusqu’à la prochaine échéance. Je vois là une occasion de rattraper un peu de mon retard et je prends cette patiente par-dessus la jambe. Je jette un coup d’œil superficiel à sa cavité buccale, m’assure qu’il n’existe pas de signe de gravité : pas de sepsis, pas de phlegmon, pas de souffle cardiaque. Je fais le point sur ses traitements, sa fonction rénale et ses allergies avant de prescrire des antibiotiques.

 

Quinze jours plus tard, je reçois un courrier du dentiste. Etonnement de ma part puisque ces professionnels ne nous écrivent jamais. Madame T. est atteinte d’une tumeur de la mâchoire.

En effet, lorsque je reçois de nouveau la patiente dans mon cabinet et que j’examine plus attentivement, ce que j’aurais dû faire la première fois, impossible de ne pas constater le bourgeonnement ulcéré de la base de la gencive que j’aurais détecté si j’eus été plus minutieux. Cette piqûre de rappel me rendra beaucoup plus scrupuleux. Il n’y a certes eu aucun retentissement de ma légèreté pour la patiente, j’aurais probablement été plus vigilant si aucun rendez-vous dentaire n’avait été prévu, mais cela n’excuse rien, j’aurais dû voir ce détail. Vis-à-vis de mon collègue dentiste, mon travail ne fait pas très sérieux. Quoi qu’il en soit je prends à bras le corps ce diagnostic et revoit la patiente pour lui annoncer les résultats de la biopsie et les possibilités thérapeutiques.


Le contact est perdu pendant plusieurs semaines. Je reçois les comptes-rendus de mes confrères oncologues et radiothérapeutes jusqu’à ce que je reçoive un appel de la fille.

Madame T. ne s’alimente plus suite à la fatigue induite par les rayons et les douleurs dentaires. Son mari, du même âge, a décidé de la suivre dans sa grève de la faim. Ce dernier n’a pourtant aucun problème aigu de santé, mais comme des inséparables, leur destin étaient liés et les deux furent hospitalisés simultanément.

Je suis donc amené, ce fameux jour, à venir les voir au domicile après leur sortie hospitalière.


Entre le retour de madame du lundi et ma visite le vendredi, j’ai reçu un résultat de scanner : lâcher de ballons. Il s’agit là d’un terme radiologique imagé qui décrit une nuée de métastases larguées dans les poumons qui à la radiographie ressemble à un lâcher de ballon. Je dois donc venir annoncer à ma patiente que la maladie a évolué vite et que ses jours sont comptés, autant dire, une partie du métier que je déteste.

C’est la première fois que je me rends à leur domicile. J’ai gardé ma visite pour la fin de journée car je sais que la consultation sera longue et lourde émotionnellement. Je me présente dans une ruelle qui se négocie en sens interdit (sauf riverains). Plus je m’enfonce et plus le passage se resserre. Je jette un œil à mon GPS, c’est encore plus loin, la dernière maison tout au bout de l’impasse. Je me gare devant sans encore savoir comment je repartirai du fait de l’étroitesse de la rue, mais je verrai ça plus tard. J’ouvre un portail en bois qui grince, me rend devant la porte et suis accueilli par le mari. Il est en forme compte tenu de sa sortie récente pour une bronchite surinfectée. Il m’accompagne vers sa femme qui est couchée dans la chambre. Je traverse des chambres en enfilades comme elles existent encore dans les anciennes demeures, chaque chambre, petite, orné d’un petit lit haut est encombrée de meubles lourds couleur sombre qui semble rapetisser la pièce déjà exiguë. Le plafond est bas, des demi-marches pavent le passage. Nous arrivons enfin tout au bout et je découvre cette petite femme sous sa couverture.

Je l’aide à se relever au bord du lit et s’ensuit la fameuse conversation. Celle où je lui explique que la maladie évolue et l’emportera. Bien sûr, j’y mets les formes, mais les mots ne sont jamais les bons lorsqu’il s’agit d’expliquer à quelqu’un que c’est la fin. Nous discutons longuement sur l’évolution de la maladie, les traitements, l’aides que je lui promets d’apporter pour éviter les souffrances. Je m’assure de répondre à toutes les questions.

Lorsque j’ai terminé, je dois passer à l‘examen de monsieur. J’aurais préféré l’ordre inverse mais la patiente m’a rapidement posé des questions auxquelles je me devais de répondre.

La patiente reste assise au bord du lit. Face à elle, une commode sur laquelle est disposé un miroir.

Son mari a qui je propose de l’examiner, tient à s’assoir au pied du lit ou il sera plus à l’aise. Je me place sur son coté droit pour l’ausculter.

C’est alors que je vois ma patiente les yeux noyés dans le miroir. Un moment, j’ai pensé qu’elle me regardait par le truchement de la glace, mais en fait c’est elle qu’elle regardait. Je n’ai pas réussi à décrocher mon regard de son reflet. Elle avait dans le regard une expression que je n’oublierai jamais. Une tristesse résignée. Son regard était fixe, elle se contemplait, se scrutait. Peut-être se rendait-elle compte du poids des années, de la vie qui la percutait comme un freinage urgent pour éviter le précipice. Elle semblait repenser à sa vie. Comme si la jeune madame T. rencontrait l’actuelle. Des regrets, des remords ? Des non-dits ? Des trop-dits ? L’amour ? La mort ? La naissance ?

Pensait-elle à cet homme, assis là, devant moi, qu’elle abandonnerait contre son gré dans les mois à venir ? Elle paraissait dresser un constat, un bilan. Il n’y avait pas de détresse dans ses yeux, seulement de la contemplation nostalgique, songeant, refaisant un point, une synthèse. J’y voyais de la résignation mais également de la dignité. Je n’ai jamais vu ce regard auparavant. J’ai pourtant annoncé nombre de mauvaises nouvelles, mais cette lueur restera dans ma mémoire comme celle d’une jeune femme qui rattrapait quatre-vingt-dix années de vie dans le miroir en comprenant que la vie s’arrête, que l’insouciance a une fin, et ce jour, c’est moi qui ai dû lui annoncer.





Iconographie: Jeune femme à sa toilette par Nicolas Régnier



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