L'OUBLIÉ
- Les carnets d'Asclépios
- 24 juin 2021
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 juin 2024

Un jour je reçois l’appel d’un chirurgien qui semble bien dans le pétrin.
Il s’occupe d’un homme avec une artérite oblitérante sévère entrainant une nécrose distale du pied gauche. Les artères bouchées, les chirurgiens savent gérer, ils ont ramoné et le flux à de nouveau circulé. Les orteils noirs, pas de désespoir, ils ont coupé et la jambe était sauvée. Si j’ai été officiellement appelé, c’est parce que sur le bilan qu’un médecin avait demandé en s’égarant devant le dossier du patient, il vit que les reins avaient mis un sacré coup de frein. Devant cette insuffisance rénale d’apparition brutale, une seule solution, appeler le médecin pour sauver les rognons.
Le chirurgien m’explique donc l’histoire de ce patient et de ses multiples interventions. Le patient m’est vendu comme difficile car il souhaite rentrer à son domicile.
Devant cette anomalie biologique il est impossible de l’autoriser à rentrer, j’accepte donc le transfert pour la suite des affaires.
Ce n’est finalement pas moi, mais ma collègue qui hérite de la gestion du dossier de monsieur E.
En arrivant, le patient ne semble pas mourant mais les infirmières nous alertent sur l’état d’incurie patent.
Nous plongeons donc dans les observations médicales de son séjour chirurgical et nous constatons que ce brave homme est dans le service de chirurgie depuis deux mois.
Comment un patient peut-il arriver en état d’incurie alors qu’il séjournait tout ce temps dans un service hospitalier ? On nous a certes vendu le patient comme non coopérant et même un peu chiant, mais tout de même.
Effectivement, le pauvre homme est noir de crasse. Il a également la peau sèche qui desquame sur tout le corps.
Dans le dossier, pas un mot, pas une synthèse, pas même une lettre de courtoisie.
Le Docteure S. ma chère collègue entre dans la chambre sans trop savoir ce qui l’attend. Elle tombe sur ce patient pas très ragoutant. La conversation s’installe pourtant et en moins de cinq minutes docteure S. a convaincu monsieur E de se laisser mouiller. C’est même plutôt coopérant qu’il obtempère et se laisse faire.
Mais qu’a-t-il pu se passer dans la tête de l’équipe de l’autre service pour ne pas réussir à le convertir ?
Deux mois en bas complètement cracra et mouillé en cinq minutes ici avec un peu de blabla.
Je me demande quelle idée et quel discours ont circulé entre les agents pour se persuader de laisser ce patient s’encrasser. Les esprits ont dû se trouver des excuses pour dénier à cette homme la moindre assistance et le laisser dans cet état de maltraitance.
C’est alors que la journée se poursuit. Le chirurgien m’avait en effet fait part de cette atteinte cutanée, cette desquamation devant faire l’objet d’investigation et d’un diagnostic.
Il semblerait que la peau et les reins soient victime du même destin, une grave et terrible déshydratation.
Le pauvre Monsieur U. avait disparu au fond d’un couloir, laissé dans le coin d’un service avec l’oubli comme sévices.
Pire encore, l’horreur est à venir, imaginez que sous cette crasse, des agrafes étaient encore en place. Dur de connaitre la date d’origine dans ce dossier maigre et sans trace de l’unité voisine. Probablement un mois et demi si l’on en croit la date de la dernière intervention.
Monsieur U. vendu comme mutique a miraculeusement exprimé à sa docteure qu’il souhaitait rejoindre « Le Père ».
« Le Père ou bien votre père ? » demande de préciser le docteure S. « Le Grand Père, Dieu ! » répond le patient. Son médecin a su trouver les mots avec cet homme croyant mais réglo. Elle sut lui expliquer que le Père appelait les siens le moment venu mais qu’il ne devait lui-même précipiter sa venue et qu’en attendant le grand saut, beaucoup de personnes viendraient s’occuper de lui à nouveau. Le patient a accepté le contrat... Pas si opposant que ça le gars.
Comment peut on imaginer qu’aucune personne du service, médecin, infirmière aides soignante ou surveillante n’ait pu en soixante jours trouver l’amorce d’une conversation ? Comment se dire que quelques étages plus bas s’opère la maltraitance dans ce temple médical qu’est l’hôpital ?
Monsieur U. n’était pas si sauvage, peut être en attente d’un peu d’empathie pour être sage et initier le début d’une prise en charge plus courtoise.
En suivant le filon, je me suis aperçue que d’autres créatures subissaient la même dictature de l’abandon. Des patients posés là comme des carcasses qui s’amoncèlent dans une casse humaine.
Des problèmes cardiaques ignorés, des patients oubliés, des vies contrariées, des assassinats programmés. Voilà la prise en charge d’un service de chirurgie qui une fois les patients opérés évacue les viandes en attendant qu’elles faisandent.
Monsieur U. est décédé des suites de sa déshydratation dans un service hospitalier de notre nation. Triste système sans humanité, effondrement d’une société incapable de soigner et qui protège ses bourreaux involontaires qui officient en toute impunité dans le manque et la misère.
Jean Dutourd a écrit qu’au XXe siècle, après tant de travaux, l’humanité s’acharne à effacer ses traces.
Je pense pour ma part qu’au XXIe siècle elle ne se soucie même plus de se débarrasser des preuves de ses crimes.
Iconographie: huile sur toile par Sonia Delaunay
Commentaires