LA POUPÉE ET LA LIMACE
- Les carnets d'Asclépios

- 28 juin
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 nov.

Voici quelques mois, je rencontre cette poupée de dentelle, belle, une peau de nacre perlée de reflet vert et orange, elle dégage force et délicatesse mais semble étirée par le poids du monde. Pour nous c’est une première fois, elle est suivie par un autre médecin qui s’avère être en congés et devant sa détresse, elle échoue ici.
Elle partageait sa vie depuis deux ans avec un compagnon. D’une précédente relation était née une petite princesse de quatre ans aujourd’hui. Les mailles du filet se détendent. Comme si la séparation n’était pas une épreuve assez difficile, elle est enceinte. Elle ne peut garder l’enfant dans cette situation, elle veut avorter et c’est le tissu qui commence à se déchirer. Anéantie par cette décision et après des jours de réflexion, elle ne peut accueillir un être dans ces conditions. La belle est infirmière dans un service de médecine du centre hospitalier départemental. Elle ne souhaite pas s’arrêter, les fils doivent tenir, il faut tenir. Nous discutons longuement, organisons l’interruption de grossesse entoilée de tristesse et nous nous quittons ainsi. Je relâche la poupée dans l’essoreuse de la vie en priant pour qu’elle tienne.
Dix jours plus tard, elle revient me voir. L’IVG a été difficile, sur le plan moral bien sûr, mais physique aussi : douleurs abdominales, saignements, fatigue. Au travail, elle a manqué de faire un malaise. Elle s’étire, s’effiloche puis s’effondre. Je l’arrête contre son gré pendant quinze jours, le temps pour elle de rapiécer les morceaux de son âme.
Au bout de cette période, elle a les traits tirés, délavés, elle a complétement sombré. Le papa de sa fille a déposé un dossier au juge des affaires familiales. Elle n’avait pas besoin de ça. D’autres soucis s’accrochent et finissent de déboutonner le gilet de survie. Je prolonge alors l’arrêt de travail et lui propose d’initier un traitement pour l’aider à encaisser les épreuves.
Un bref moment s’égrène, elle souhaite reprendre son activité. Ce n’est pas dans sa nature de s’arrêter, « ça ira » brode-t-elle du bout des lèvres. Je n’y crois pas, elle n’y croit pas, elle repart et reprend.
Le lien se rompt plusieurs semaines. Comme la première fois, nos retrouvailles se font lors d’une consultation sans rendez-vous. Les conclusions du juge ne vont pas dans son sens. Bon avocat d’un côté, mauvais de l’autre, elle est démunie, malmenée, déchirée et s’effondre de nouveau. Depuis toutes les épreuves déjà passées, elle n’a jamais été aussi près de craquer. Elle n’est que l’ébauche d’elle-même, on ne distingue que les traits rapides et gauches d’un brouillon gris. La lumière diaphane qui l’entourait ne semble plus qu’un souvenir.
Je ne souhaite pas la voir s’éteindre. Cette fois c’est elle qui le sait, le sent, me l’imprime sans le dire : il faut s’arrêter, un bonne fois, pour ganser la trame de son corps et de son cœur. Je m’exécute, je dois la sauver, elle doit se préserver.
Coup de théâtre, la revoilà, cinq jours plus tard. Alors qu’elle était chez elle bien décidée à recoller les morceaux, la cadre de son service l’a piquée. Point d’avancement si vous vous arrêtez. Elle qui avait toujours assurez sans manquer, la belle qui voulait monter, un poste de carde pour de mieux sa fille s’occuper : Le poste convoité soumis au chantage par la bête décérébrée. Créature sans cœur qui ne connaît ni la beauté, ni l’empathie et qui bave sur la pureté, voilà que ma belle patiente brodée de lumière finie clouée au pilori de l’infamie. Une poupée noyée dans l’angoisse, décidée à faire face et qui croise le chemin d’une limace.
La triste histoire pourtant si commune, d’une infirmière qui demandait de l’aide et de sa cadre inhumaine qui l’a renvoyée dans la brume.
Vérité hospitalière : La raison du plus ignare est souvent la meilleure.
Iconographie: Le Cauchemar par Johann Heinrich Füssli









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