LA MÉDECINE LÉGALE OU DE LA LUTTE CONTRE LES APRIORIS
- Les carnets d'Asclépios

- 12 nov.
- 6 min de lecture

Revenons quelques années en arrière. Fin de sixième année, je termine mon externat. Le concours de l’internat est déjà passé mais il reste un stage à valider. Dans les faits, les études sont terminées, beaucoup d’étudiants ont déjà pris l’avion et sècheront ce dernier stage. D’autres ont pris des stages « cools », ceux dans lesquels on peut se cacher où ne se présenter qu’un jour sur deux. Moi j’ai décidé de prendre un stage atypique, une spécialité qui ne ressemble à aucune autre et que je souhaite découvrir : la Médecine Légale.
Le service se trouve encore dans l’ancien Hôpital au centre-ville. Depuis plusieurs années, le centre hospitalier a déménagé en périphérie de la ville et l’hôpital de 1703 est peu à peu abandonné. Il persiste quelques services dans cet édifice presque vide et vétuste. La médecine légale en fait partie.
Ce service est tout à fait comme je l’ai imaginé : perdu, au fond d’une cour, dans une aile perdue dont l’accès se fait après un long couloir. La population est conforme au préjugé que je m’en faisais. Des médecins taciturnes, à l’humour noir et à l’air blasé. Ce stage appartenait à la famille des « stages cools » mais je l’avais choisi car très curieux de découvrir cette part de la médecine. La Médecine Légale, le trait d’union entre le milieu médical et le milieu judiciaire m’avais toujours attiré.
J’ai malheureusement eu beaucoup de temps libre d’autant que nous étions trois externes et deux internes. L’activité du service ne permettait pas d’occuper tout le monde toute la journée. N’ayant plus de cours à potasser, j’ai ainsi pu avancer grandement dans les premières saisons de Game of Thrones. Malgré le coté attirant de ce temps libre, j’étais en réalité très frustré car le stage ne durait que six semaines et j’avais soif de découvrir la discipline. J’ai pu commencer ma découverte par les consultations de personnes vivantes. En effet, l’image du médecin légiste au bord d’une rivière à repécher un corps ou qui travaille dans une salle d’autopsie est réelle, mais ce n’est pas la seule facette de la pratique, les examens de victimes sont une partie importante de la fonction. Victimes d’agression, de viol, d’accident. Il est d’ailleurs très intéressant de voir les supposées victimes et les potentiels agresseurs parfois dans la même journée. On relativise sur nos aprioris. Il est donc important d’être méthodique et surtout factuel, pas de place à l’interprétation, seulement les preuves.
Un interrogatoire précis ainsi qu’un examen minutieux permettent de reconstituer une histoire et d’établir un lien entre les faits décrits et la réalité. Autant dire que c’est une discipline où le mensonge est fréquent, soit venant des présumées victimes ou bien des possibles coupables. Si la médecine oblige à un travail d’enquête, la médecine légale pousse ce trait à son paroxysme et je dois avouer que cela me plaisait beaucoup. On se prend à développer de l’affection pour un premier individu qui vous raconte une histoire atroce dont elle prétend avoir été victime. Par corolaire nous développons un dégoût envers l’autre protagoniste mais lorsque ce dernier passe dans notre bureau et nous énonce une version toute différente de l’histoire, le dégout aurait tendance à changer de camp. Il est donc important de rester neutre car la nature humaine est insondable dans le pire comme dans le meilleur et nous ne somme qu’un rouage de la machine judiciaire. N’ayant accès qu’à une partie infime du puzzle, impossible d’avoir une vision d’ensemble et de se faire un jugement clair. C’est humain d’éprouver de l’empathie pour une personne qui vous relate une histoire triste, toute la difficulté du professionnalisme vise à luter contre les émotions. Une autre situation allait me l’apprendre.
Un vendredi vers quatorze heures, nous sommes appelés par le commissariat de police tout proche pour un certificat de non contre-indication à la garde à vue. Afin de garder un suspect, les forces de l’ordre doivent, en cas de doute, demander un certificat attestant que la personne ne présente pas de risque médical à être maintenu en détention. C’est à mon tour d’accompagner l’interne. Je ne suis pas mécontent de sortir du bureau. Nous partons donc à pied avec notre matériel d’examen. Nous arrivons dans ce milieu inhabituel. Coutumier du milieu hospitalier ou même des cabinets médicaux, nous entrons dans un milieu hostile. Non pas que les forces de l’ordre soient belliqueuses à notre encontre, bien au contraire, ils sont en général soulagés de nous voir arriver afin de poursuivre leur procédure, mais les commissariats ou casernes de gendarmerie sont souvent vétustes, froids, la population accueillie y est souvent hargneuse, les cellules austères, le tout créé une ambiance particulière. Nous sommes d’ailleurs escortés dans l’une d’elle. Une vielle cellule d’un autre temps, sans fenêtre avec une porte en métal, l’intérieur est sombre, froid et humide. Au fond se cache une jeune femme d’une trentaine d’année, frêle, couverte d’un pull en laine trop grand pour son corps trop maigre. Elle parait fragile, effrayée par la situation. J’avoue avoir été touché par sa détresse. C’est mon interne qui mène l’examen. Ma consœur semble moins impactée que moi. La prisonnière nous supplie de l’aider, elle explique qu’elle ne tiendra pas, qu’elle va « faire une bêtise ». Dans les faits elle ne présente pas de risque réel de passage à l’acte ni de contre-indication médicale à ne pas être gardée à vue. Ainsi, nous repartons signer le précieux sésame des policiers autorisés à faire leur travail. Par curiosité, Charlotte, mon interne, demande le motif d’interpellation : Meurtre. Elle aurait tué son compagnon tout en étant déjà bien connue de la justice pour violence. Je me suis senti honteux. Pas d’avoir ressenti de l’empathie pour cette femme, elle reste un être humain et moi aussi. Je ne connais pas les tenants et les aboutissants de cette situation, mais je me suis senti honteux de ne pas avoir mis plus de barrières. Cette discipline nécessite une certaine distance car les apparences sont toujours trompeuses. Je comprenais un peu plus l’ambiance dans le service et l’attitude de mes maîtres de stage. J’avais encore bougé dans mes certitudes.
La semaine suivante je découvre un autre pan de la pratique : l’autopsie.
Cette fois-ci c’est dans le nouvel hôpital que les choses se passent. Le service médico-légal est encore relégué au sous-sol mais les locaux sont plus modernes que le service du centre-ville. La salle d’autopsie est également cohérente avec l’idée que je m’en faisais : une grande salle vide, une lumière artificielle, du carrelage au sol et aux murs, une grande table au centre et quelques chariots jouxtant une paillasse qui accueillent le matériel. Avant de pénétrer les lieux, nous avons pris possessions, en compagnie des gendarmes, des informations replaçant le mort dans son contexte. Un homme de cinquante-cinq ans, chauffeur routier, a traversé les voies sur l’autoroute pour se retrouver à contre-sens et percuter un autre camion en face. Notre cadavre est passé à travers le pare-brise faute de ceinture. L’autopsie a vocation de préciser si l’homme est mort avant ou après l’impact. Une information qui a une importance primordiale pour les assurances et les juger des responsabilités. Y-avait-il alcool, drogue, médicament ? S’est-il endormi ou a-t-il fait un malaise ? AVC, Arrêt cardiaque ? En bref, nous recherchons des éléments permettant de comprendre les faits.
En arrivant dans la salle, je découvre un homme en kit. La tête, le tronc et un bras déchiqueté. Un autre bras indépendant du reste, une jambe semblant tenir encore en un seul morceau et sa jumelle coupée en deux. Le corps est cribellé de verre. Des petites paillettes se sont immiscées dans tous les recoins de son corps. Je découvre absolument tout pour la première fois. La salle, le protocole, le matériel et surtout ce corps abîmé et détruit. Nous avons un rapport au corps particulier pendant nos études de médecine. Nous côtoyons la maladie et la mort, nous assistons à des interventions lourdes, exerçons aux urgences mais aucun cours ni aucune situation ne nous prépare à voir un corps mort dans un tel état de délabrement. Les odeurs ne se retrouve dans aucun autre endroit de l’hôpital que celui-ci. Je découvre donc comment l’examinateur s’attelle à découper la boite crânienne pour inspecter les méninges puis le cerveau à la recherche d’un AVC ayant pu entrainer le décès. Comment est ouverte la cavité abdominale et la cavité thoracique, en Y, avant d’en sortir tous les organes pour les examiner. Comment le pharynx et découpé jusqu’à la base de la langue. Rien n’est laissé au hasard et la procédure et suivie à la lettre afin de n’omettre aucun détail. L’estomac est vidé afin d’analyser le contenu. Les corps est découpé, piqué, scruté avec une méticulosité et une froideur absolue. L’ensemble des organes sont ensuite placés dans un sac poubelle qui sera replacé dans la cavité abdominale. Mais tout ce protocole permettait d'exclure la présence de toxique ou de maladie ayant entrainné le décès. Il semble que le routier soit mort de l'accident. Inattention? Endormissement? L'enquête était grisante.
J’ai connu d’autres étudiants ayant effectué le même stage et qui n’ont pas supporté cette expérience. Certain au moment d’y assister, d’autre en faisant des cauchemars bien plus tard.
Moi j’ai adoré ce stage qui m’a fortement bousculé dans mes certitudes. J’avoue avoir douté, douté de la voie que je prendrais par la suite mais les vivants ont eu raison de la médecine légale. L’investigation dans le but de faire un diagnostic, la relation avec les patients, le fait d’aider et d’accompagner des malades, autant de points qui ont été plus forts que l’enquête médicale qu’offre cette spécialité. Malgré tout, cette expérience a laissé son empreinte et je ne serais pas complétement le médecin que je suis aujourd’hui, plus prudent sur ses aprioris, sans avoir plongé pendant six semaines dans ce quotidien hors du commun.
Iconographie: Birds of a feather de Oleg Shupliak









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