top of page

LE GARDIEN DES SECRETS

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 24 juin 2021
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 17 juin 2024



Je me souviens de ce doux après-midi de juin. L’air est pur, chaud, il transporte avec lui les promesses de l’été. Le soleil fait chauffer les champs alentours, les abeilles butinent des fleurs qui jouxtent la route qui me mène à l’hôpital. Je suis détendu et heureux d’arriver dans mon service. La journée est plutôt clémente, le calme est relatif mais bien là. Fin de visite à midi trente, je monte me restaurer dans cette salle permettant de contempler la campagne alentour. Quelques nuages blancs se promènent sur la colline, le clocher du village brille sous les assauts de l’astre solaire. Je descends dans mon bureau et me déguise en docteur : la blouse, le stéthoscope, les stylos quatre couleurs et je me rends en consultation. Je commence avec un suivi de lupus, puis un bilan de thrombopénie et enchaine avec un suivi de phénomène de Raynaud sévère qui se stabilise bien, je termine l’entrevue de cette dernière patiente, la salue et la raccompagne à la porte. Je me concentre sur ma prochaine consultation que je viens cueillir dans la salle d’attente et là, surprise et stupeur, je tombe sur un homme menotté à un fauteuil entouré par deux gardiens qui l’encadrent. Etonnante situation à laquelle je n’étais pas coutumier. Je me souviens maintenant d’une ancienne collègue de la fac qui m’avait appelé à l’aide pour un bilan d’anémie qu’elle ne comprenait pas. Cette collègue était médecin en milieu pénitencier… Voilà donc mon patient qui arrive comme prévu. C’est le problème des délais de consultation trop long… on oublie celles que l’on a acceptées quelques mois auparavant. Me voilà donc devant un détenu pieds et poings liés, littéralement. Les deux gardiens poussent mon patient prisonnier de son assise dans la salle de consultation, ils entrent, passent le fauteuil dans la porte puis devant mon bureau et se plantent là. Je les regarde, ils me regardent, nous nous regardons, tous se regardent. C’est alors que je leur explique que je n’examine pas quelqu’un attaché dans son siège. « -C’est la procédure » me répond-t-on. « -Et bien ma procédure ne va pas être compatible avec la vôtre ! » Après de âpres échanges, j’obtiens des gardiens qu’ils détachent mon patient. Il ne garde que ces chaînes aux pieds afin d’éviter une course folle. Alors que le patient se rassoit sur une vraie chaise, les deux matons restent là comme deux ronds de flan. Je leur explique cette fois que l’examen va se faire sans eux, juste le patient et moi. C’est alors que deux mondes se sont affrontés, celui de la procédure de sécurité et celui du système médical. Les tractations reprennent autour du patient spectateur de cette joute de mots. J’argumente et précise que je n’examinerai pas le patient si je ne suis pas seul avec lui mais les gardiens, qui commencent sérieusement à s’irriter, me font comprendre que c’est inconcevable. Recommence alors un tennis verbal dans lequel j’arrive à faire reculer les agents qui jouent en double derrière la ligne de fond de cours. Après cinq minutes d’échange soutenu, l’un des agents appelle son supérieur qui autorise ses subordonnés à m’abandonner avec le détenu. J’ai ainsi pu mener ma consultation et mon interrogatoire à bien. Cette histoire est intéressante parce que ce qui s’est joué là n’est pas anodin, il s’est disputé une règle, je dirais même La Règle fondamentale sur laquelle se construit toute la pratique médicale : le secret. Sans lui, rien n’est possible. Le secret est important pour plusieurs raisons. Premièrement, il permet d’offrir au patient un endroit, un sanctuaire qu’il est libre d’utiliser pour évoquer ses troubles, ses hontes, ses joies sans risquer d’être jugé. Ensuite, de la liberté des propos ainsi exposés peut découler beaucoup. Imaginez toutes les maladies dites tabous qui ne seraient jamais diagnostiquées. Ensuite, le diagnostic posé, quel qu’il soit, ce diagnostic deviendra une sentence, un point faible, un point de pression. Chacun est libre de faire ce qu’il veut de l’information qui lui est donnée sur son diagnostic et personne n’est en droit de faire lever ce secret médical. Sans cela, impossible de pratiquer. Les deux agents n’ont pas eu cette réflexion, ils appliquaient les ordres, mais les ordres violaient la loi sacrée de notre art et leur supérieur le savait surement, d’autant que des précisions sur l’état de santé peuvent être intéressantes pour des officiers en charge de détenus. Rien n’est plus précieux et sacré que le secret médical et nous nous devons de nous battre pour préserver ce droit pour nos patients même lorsque deux individus en armes nous pressent pour nous compromettre.





Iconographie: Salutations d'un autre côté de Rostyslav Savchyn.








Comments


Abonnez-vous pour être informé des nouvelles publications 

Bienvenue dans les Carnets d'Asclépios

© 2023 by The Book Lover. Proudly created with Wix.com

bottom of page