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LA FOLLE

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 14 juin 2022
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 20 mai 2024




Combien de fois ai-je entendu cette exclamation inepte qui résonne encore dans ma tête?

« Folle », adjectif attribué à une personne ayant perdue la raison, qui est atteint de troubles. Ce mot est très souvent utilisé par les membres du personnel médical car il permet de rassurer l’utilisateur. Pour le médecin qui ne comprend pas la plainte d’un ou d’une patiente, il suffit de lâcher la sentence pour se refaire une conscience. Un malade se plaignant d’un symptôme qui met le praticien en difficulté se verra très vite affubler de ce qualificatif s’il a le malheur de se montrer alambiqué

Les équipes paramédicales ne sont pas en reste. Un patient qui sollicite trop souvent le personnel sera très vite étiqueté de « fou » pour mieux soulager la moralité du groupe de soignants. Ainsi, chaque membre du groupe va renforcer le préjugé de l’autre pour aboutir à une maltraitance organisée où chacun est persuadé par l’autre du bienfondé de son jugement. Ainsi « la folle » ou « le fou » attendra plus que les autres lors de ses demandes, il se verra moins bien pris en charge dans ses plaintes et au final son passage à l’hôpital se verra biaisé.

Ce mécanisme de protection commun est répandu et fréquent. Chaque service accueille constamment « un fou » ou « une folle ».


Je vais vous rapporter l’histoire de l’une d’entre elles.


Madame L. est une patiente atteinte depuis plusieurs années d’une vascularite à cryoglobulines. Cette pathologie rare se manifeste pas de nombreux symptômes, mais le plus invalidant pour son cas se trouve être la neuropathie des membres inférieures. L’inflammation des vaisseaux sanguins vient littéralement ronger les nerfs qui se trouvent dans les jambes ce qui entraine des picotements, des douleurs et une perte de la motricité. Madame L. n’a que soixante-cinq ans, mais elle ne marche quasiment plus. Á l’époque, je suis un jeune interniste. C’est un collègue plus expérimenté qui s’occupe du suivi de madame L. Ce médecin toujours pressé restait assez peu de temps avec la patiente. Les rares passages dans la chambre servaient un discours unilatéral. Le médecin explique, la patiente écoute mais elle ne dispose que de quelques secondes pour partager ses doléances. De plus, cette dame avait une manière bien à elle de livrer ses plaintes qu’elle présentait de manière très bigarrée. Agacé par la des psalmodies fantasques malgré un traitement qu’il pensait optimal, mon confrère m’a un jour proposé de reprendre le suivi de la « fo-folle ». Jeune médecin ayant faim d’expérience, j’ai bien sur accepté sans souciller. Il m’a fait un récapitulatif de sa prise en charge depuis le diagnostic et m’a soupoudré le tout d’un « bon courage » avant de repartir vaquer à ses occupations.

Le lendemain je me présentais à ma nouvelle patiente. Elle semblait exténuée d’expliquer depuis des mois ses problèmes à un médecin hermétique à toute sollicitation. Elle avait fait part de son souhait de changer de médecin, mais malgré mon arrivée elle ne semblait plus croire au miracle.

Je me suis alors assis sur le lit et je l’ai laissé parler. Je savais l’histoire de sa maladie, les symptômes initiaux, les valeurs biologiques, les taux d’anticorps, les résultats sérologiques, les compte rendus d’imagerie. Je connaissais ma leçon sur le bout des doigts, mais ce qui me manquait c’était le ressenti de la patiente. Elle a alors développé le même récit que j’avais lu dans les notes de mon confrère mais avec ses mots à elle. J’ai déposé savamment son récit comme un calque sur son dossier médical en tentant de faire coïncider ses descriptions avec ses symptômes, ses chocs avec ses rechutes, les changements de traitement avec ses accidents, les ressentis avec les résultats et ainsi tout indice permettant de relier les mots aux maux. C’est ainsi que j’ai compris que la première phase de la maladie avait été bien contrôlée. La première année et demi, mon confrère avait jonglé avec les traitements en réussissant à chaque fois à améliorer l’état de madame L. mais depuis plus d’un an maintenant, la patiente ne semblait plus tirer aucun bénéfice des produits alors même que le médecin augmentait périodiquement les doses. Elle a alors expliqué ses symptômes de cette façon : elle m’a dit que de grosses fourmis tentaient de se frayer un chemin en creusant des galeries dans ses jambes depuis plusieurs mois. Ses symptômes l’empêchaient de dormir, de marcher, de manger, de vivre. Les autres signes de la maladie étaient anecdotiques face à cette invasion d’hexapodes. Elle enchaine en m’expliquant que depuis cinq à six semaines, les fourmis ont laissé place à des souris. Elle a l’impression que des rongeurs lui broient les jambes. L’explication est imagée, mais on visualise bien la gêne occasionnée par ce bestiaire imaginaire.

Après un long moment dans la chambre, j’ai assuré à la patiente de tout faire pour améliorer un tant soit peu ses souffrances.

La journée terminée, j’ai ressorti mes bouquins et j’ai travaillé, étudié la maladie comme on prépare une bataille, j’ai inspecté sa stratégie pour établir la mienne, analysé ses points faibles, exploré les récits de guerres menées par d’autres, j’ai construit mon schéma tactique et un jour je me suis lancé dans mon Austerlitz.

J’ai dirigé mes troupes et mené l’assaut avec pour seul objectif d’améliorer une patiente sans espoir.

Quelques semaines s’écoulent et je retrouve la patiente en consultation. Ma première évaluation se fait entre la salle d’attente et mon bureau… la patiente marche beaucoup mieux.

Commence alors son récit. Elle m’explique que toutes les souris ont disparu. Il reste quelques fourmis bien plus petites que celles qui faisaient rage il y a quelques mois. Nous avons poursuivi le traitement avec une régularité militaire. La patiente s’est transformée de mois en mois pour retrouver une presque autonomie. A chaque consultation, j’évaluait l’efficacité de mes assauts grâce à l’échelle du zoo. Bien moins conventionnelle que les grilles d’évaluations fournies par les centres de références universitaire, mais bien plus imagée et en phase avec ma patiente. Nous avions trouvé notre vocabulaire.


Cette femme n’était pas folle, elle exprimait une plainte qui ne demandait qu’à être entendue. Elle aurait pu se laisser dépérir avec la pancarte infame qui lui avait été attribuée, alors veillons à rester professionnel et à ne pas tomber dans l’hyperbole en criant injustement « elle est folle ».




Iconographie: Dali par Max Rovira







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