L'ILE DES ENFANTS PERDUS
- Les carnets d'Asclépios
- 29 juin 2022
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 mai 2024

Je me souviens de ce jour, à la fin du printemps 2008, j’ai reçu ce message : « Ça y est, ils sont affichés ». Les résultats du concours de la première année de médecine. 1000 inscrits, 180 places, c’était la deuxième fois que je tentais ma chance. Arrivée à 20 places du podium la première fois, j’espérais faire mieux cette année. Mais je n’oubliais pas que nombreux étaient ceux qui avaient fait moins bien à la seconde tentative. Pour en avoir le cœur net, j’ai participé à la même procession que l’ensemble de mes semblables. Je me suis rendu sans trop savoir comment jusqu’à la cour intérieure de cette faculté qui avait pris ses quartiers dans l’ancien arsenal militaire de la ville. L’excitation est intense, des résultats résultera beaucoup. Je serai médecin ou je ne serai pas. La marche est longue, la bouche est sèche, le cœur tambourine la face interne de mon sternum, me voici sous le porche avec gravé dans la pierre au-dessus de moi : « Faculté de médecine ». J’entre, il y a déjà des dizaines de personnes qui se déplacent dans les allées avec un attroupement devant le tableau. 1000 noms sont exposés, des dizaines de feuilles les unes à côté des autres inscrivent les patronymes de chaque étudiant, du meilleur en haut de la page la plus à gauche, au dernier en bas à droite. La première étape consiste à s’approcher du mur qui porte ces précieuses informations. Je croise mon ami Rémi qui capte mon regard avec la délicatesse de ne rien laisser transparaître. Il sait ! Lui a connu cette expérience l’année précédente, il a connu la joie de passer en deuxième année. Aujourd’hui il est venu en soutien, pour partager ma célébration ou ma déception. J’arrive à m’approcher du milieu de tableau. Par où commencer ?
Soyons confiant, par le début.
Numéro un, Stéphane Truong, bien joué, major de promotion. Numéro deux, Julie Piettry, numéro 3, Coline Stevenin et ainsi de suite. A chaque nom, mon cœur s’affole. Chaque ligne qui passe est une chance de moins de voir le mien affiché dans la bonne partie de tableau. Et puis arrive enfin le moment qui changera ma vie. Devant la 43ème place : Ursus Arctos. Je pense avoir lu quinze fois chaque lettre pour être sûr qu’il s’agissait bien de moi, puis j’ai vérifié la date de naissance par peur qu’un homonyme me ravisse la place sur le fameux tableau d’honneur. On a beau être cartésien et raisonné, devant ce genre de nouvelle on devient une boule d’émotion qui ne fait plus confiance en la réalité. Après avoir compulsé mon nom et ma date de naissance dans tous les sens, je laisse ma place devant le mur des lamentations pour laisser éclater un sourire béat en regardant mon cher ami qui attendait derrière. Je serai médecin un jour.
Les vacances se passent dans l’alégresse et je suis délesté du poids du doute quant à mon orientation future. Mi-Août, Alors que je suis chez mes parents, je reçois un courrier de la fac. Ma première affectation de stage. Chaque étudiant doit réaliser un stage « infirmier » qui a pour vocation d’inculquer les gestes paramédicaux : déplacer un malade, refaire son lit, lui faire sa toilette, réaliser une prise de sang, poser une perfusion, etc…
Pour ma part, je serai affecté à la pédopsychiatrie. J’avoue ne pas avoir été réjoui par la nouvelle, mais qu’à cela ne tienne, je n’ai pas le choix. Les jours passent et les vacances avec. Arrive le lundi premier septembre.
Le pôle de psychiatrie se trouve dans l’ancien hôpital au centre-ville. Le bâtiment a plus de trois cent ans. Si l’architecte a construit le bâtiment comme un U, la psychiatrie a été placée bien plus loin dans l’alphabet. Une annexe au fond d’une cour que tout le monde évite. L’entrée de l’établissement se fait par un porche. Si le corps principal de l’édifice se trouve à la gauche de l’entrée, il faut, pour trouver le service qui m’attend, passer une cour intermédiaire à droite, prendre une allée vers un atrium qui se rétrécit progressivement pour arriver sous quelques arbres aux ports débordants qui majorent cette impression d’oppression.
C’est alors que je découvre cette aile sombre aux fenêtres ornées de barreaux. Une prison ne m’aurait pas fait moins bonne impression. Les platanes et le tilleul planté trop près des ouvertures finissent de donner à cette bâtisse des airs de maison hantée. Une porte en bois lasurée dont les deux battants ne coïncident plus ferme une cage d’escalier étroite. Je tire la solide boucle métallique qui laisse sourdre un grincement grave. Un petit pas pour l’Homme mais un bond de géant pour ma vie d’étudiant, me voici happé par la psychiatrie. Le service se trouve au deuxième étage. Les escaliers sont éclairés par une lumière qui aura dû pénétrer la cour extérieure, se faufiler entre la ramure des arbres puis traverser une vitre dépolie, bref, il fait trop sombre pour un premier septembre ensoleillé.
Quand j’ai terminé mon ascension, j’arrive devant une porte blanche qui ne s’enclenche pas mieux que celle de l’entrée.
Je pousse et elle s’ouvre sur un monde de lumière. Les murs sont blancs, les fenêtres apportent une clarté dans un petit salon commun situé au milieu du couloir. Des jouets et jeux sont posés sur la table. On voit des enfants jouer, d’autre suivre des blouses blanches, certains passent d’une chambre à l’autre. J’atterris ici, dans un monde inconnu peuplé d’enfants et de soignants.
Ma première rencontre est avec Samira. Alors que je suis au comptoir pour me présenter à l’équipe, elle m’engage, avenante et totalement désinhibée. « -Tu t’appelles comment ? t’as une copine ? T’es moins beau que mon médecin.
Rires de sa part, sourire gêné de mon côté.
-Tu vas t’occuper de nous ? Moi je suis bipOlaire » en insistant bien sur le O.
-Je suis comme ça depuis que mon père est mort d’une fausse route. Pleurs de sa part, gêne sans sourire de mon côté.
Belle entrée en matière. Je reste coi devant le regard amusé de l’infirmière. La présentation se poursuit, on m’accompagne dans le salon. Deux garçons plutôt calmes jouent aux cartes. Puis sans que rien ne l’annonce, l’un d’eux s’énerve, menace et frappe. La montée de colère est brutale et instantanée. L’autre gamin, un peu pataud, se protège mais semble passif. Un infirmer vient demander le calme mais le principal belligérant devient narquois et joue avec les limites de l’autorité. Le feu semble l’animer.
Plus tard j’assisterai à ses hauts faits : retourner sa chambre, mettre le feu à son matelas avant de le passer par la fenêtre. Le petit diable était né dans une famille difficile. Père violent qui lévite autour des goulots, il a la caresse un peu lourde lorsqu’il s’agit de son petiot. Le jeune au caractère turbulent trébuche d’une famille d’accueil à l’autre et finit par s’abîmer dans ce quartier de haute sérénité.
Le pequignot* tout rond qui s’était fait molester restait plutôt jovial, le visage ouvert, ce bout en train rigolard aimait s’amuser, mais il retenait dans les tréfonds de son âme une anxiété que l’on sentait faire surface régulièrement. Le petit gosse était obèse et l’école était devenu son purgatoire. Ce physique ostentatoire devenait son fardeau et sans colère, il sombrait dans la misère de la phobie scolaire. L’hôpital psychiatrique devenait son sanctuaire, sa protection contre les affres de la terre.
Mais ici, avec les autres enfants brisés par le monde, il construisait autre chose, une identité plus affirmée.
Plus tard dans la journée j’ai fait la connaissance des autres et notamment de l’enfant cachée. La plus mystérieuse, la plus vieille aussi, elle ne se mélangeait pas, elle restait dans sa chambre. Les autres pensionnaires parlaient d’elle comme d’un fantôme, d’une légende qui aurait existée avant eux et existerait bien apprès. Il s’agit de la petite Sarah, treize ans, un mètre cinquante-cinq pour vingt-deux kilos. Elle est allongée, seule, posée dans l’écrin d’un grand lit blanc avec pour seule compagnie que celle des oiseaux qui venaient exposer leur liberté aux yeux de la prisonnière. En effet, Sarah était prisonnière de sa chaire, de son anorexie mentale. J’étais l’un des seuls élus à pouvoir s’immiscer dans cette forteresse de solitude. La fragilité de ce fétu de paille donnait à ses rares sourires la splendeur d’un rayon de soleil après une saison d’orages. Malgré sa détresse, elle évoluait lentement sur le chemin de la guérison, un sentier parallèle à celui des autres pensionnaires qu’elle guettait par l’embrasure d’une porte souvent mal fermée.
Le club des cinq était complété par le petit Arthur, un jeune introverti hospitalisé pour une phobie scolaire. Quand on creusait un peu dans les couches sordides de son intimité, on apprenait que son père semblait aimer les petits garçons et que son fils en faisait les frais. Ce dernier résident vivait dans le même village que mon grand-père et il m’était arrivé de croiser l’homme à l’origine de son calvaire. Impossible de ne pas rougir de colère à l’évocation de cette rencontre. L’éducation de la distance soignant-patient ainsi que la neutralité s’est vite imposée à moi. Mais l'apprentissage était tellement plus profond. J'ai gagné tellement plus que de savoir poser une perfusion. .
J’ai passé trois semaines dans cette forteresse. Plus que des patients, j’ai été le témoin du sauvetage d’urgence d’âmes en déshérences. Ces petits êtres en formation de la vie que l’on nomme des enfants ont dû affronter des monstres et n’ont trouvé comme seul refuge que cette unité isolée.
Chacun nous enseignait une leçon de vie, ils s’appuyaient sur des adultes inconnus pour se relever, ils apprenaient les uns des autres et nous d’eux. Je ne sais pas ce qu’est devenu cette communauté, ce petit noyau de souffrances précoces mais je me souviendrai souvent de ce lieu extraordinaire, ce château caché, ce sanctuaire, cette ile des enfants perdus.
Ils étaient abîmés, meurtris par la vie mais ne dit-on pas que seul les fêlés laissent passer la lumière ?
*Petit, enfant en franc-comtois.
Iconographie: Neverland d'après l'oeuvre de James Matthew Barrie.
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