LE CHAT DE SCHRÖDINGER
- Les carnets d'Asclépios
- 5 mai 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 déc. 2024

Ce matin, je remplace dans un petit village Lorrain. Ma première patiente est une femme de 43 ans. Elle est habillée chichement, tout dans son paraître atteste de son appartenance aux gens de peu. Elle s’assied un peu pataude dans l’un des fauteuils qui regardent le bureau. Elle m’explique avec ses mots que depuis une semaine, elle a mal à la tête. « C’est venu d’un coup, ça lance fort, partout dans ma tête » et elle n’a « jamais eu ça ».
Céphalées brutales, atypiques, inhabituelles et invalidantes chez une femme jeune. Le petit drapeau rouge se hisse dans mon esprit. L’examen ne révèle rien qui puisse expliquer cette douleur.
Elle présente des fourmillements dans le bras, quelques douleurs musculaires mais la plainte reste centrée sur les douleurs céphaliques.
Je prends le téléphone afin de lui trouver un rendez-vous de scanner mais aucun créneau de disponible avant lundi, nous sommes jeudi, c’est trop long.
Je prépare donc un courrier descriptif pour qu’elle se rende aux urgences. La patiente quitte mon bureau et je poursuis ma journée rassuré à l’idée que les diagnostics graves seront éliminés dans la journée.
24 heures plus tard…
Le vendredi matin, j’arrive l’esprit léger quand je m’étonne de trouver devant la porte du cabinet madame E. que j’avais examiné la veille.
Je l’invite à entrer et lui demande un peu stupéfait la raison de sa présence. Elle m’explique que les urgences n’ont pas voulu s’occuper d’elle. Pour avoir travaillé à l’hôpital, je sais que les plaintes de la patiente, son âge ainsi que le courrier alarmiste que j’avais rédigé aurait dû faire aboutir à la réalisation d’un scanner cérébral.
« Ils m’ont dit qu’on ne pouvait plus faire de scanner à partir de seize heures trente, qu’il fallait que j’attende huit heures du matin. Je n’allais pas attendre toute la nuit alors je suis rentrée ». Comme n’importe qui d’autre l’aurait fait me dis-je. Pas de scanner disponible pendant près de seize heures dans un hôpital de préfecture …
La patiente présente une insuffisance intellectuelle, alors je me demande quand même s’il est possible qu’elle ait mal compris.
De plus, elle souffre. Elle est devant moi, pliée en deux, en pleurs, se tenant la tête dans les mains. Je décide d’appeler l’hôpital.
Je tombe sur la secrétaire des urgences. Je lui explique que j’appelle au sujet de madame E. qui n’a pas été très bien reçue. La secrétaire se pare d’un rire ostentatoire et dédaigneux. Amis du professionnalisme…
Interloqué, je marque un temps d’arrêt et lance « ça vous fait rire ? ». Il est huit heures trente du matin, j’ai une patiente en pleurs avec des céphalées que je n’explique pas, je n’ai pas envie de rire. La secrétaire m’informe que madame E. est « partie contre avis ». Sous-entendu, elle ne voulait pas rester. Effectivement, en proposant d’attendre jusqu’au lendemain matin pour avoir un scanner, c’est plutôt dissuasif. J’ai indiqué que je n’en resterais pas là et curieusement la secrétaire rigolait beaucoup moins, surtout quand je lui ai demandé son nom qu’elle n’a, courageusement, pas voulu me communiquer. J’ai demandé à ce qu’un médecin m’appelle pour coordonner au mieux la prise en charge. Lorsque j’écris ces lignes, j’attends toujours…
Il s’agit d’une patiente fragile sur le plan social, intellectuel, économique, le profil même de personne démunie et défavorisée que notre société, et plus spécifiquement notre système de soins, se doit de protéger. Le type de patiente difficile à prendre en charge sur le plan médical et c’est pourtant elle qui a souffert de la froideur et du mépris de l’institution hospitalière.
J’ai dû organiser un nouveau passage dans un autre hôpital avec ce que cela implique de logistique. C’est certes simple pour beaucoup d’entre nous, mais lorsque l’on n’a pas le sous, une voiture en mauvais état, une anxiété sociale, se rendre dans une ville pour aller à l’hôpital depuis un village lorrain, se présenter à l’accueil du centre lorsque l’on n’a pas les mots, tout cela constitue une aventure désagréable. Alors lorsqu’on est moqué, cela explique que les personnes défavorisées soient moins bien soignées que les autres. Cette pauvre madame E. a donc refait le chemin ce jour pour espérer être prise en charge par le service public.
Madame E. n’avait peut-être pas de diagnostic grave, mais en médecine, lorsque nous sommes confrontés à certaines problématiques (douleurs thoraciques, céphalées brutales, troubles neurologiques inopiné…), c’est le principe de précaution qui prime. On nous l’apprend à l’université dès la première année, mieux vaut un scanner pour rien que louper un diagnostic grave. Cela vaut pour toute pathologie dont le diagnostic certain ne peut être fait autrement que par l’imagerie. Si je m’exprime souvent en faveur de la clinique, il faut en connaître les limites et savoir quand un examen paraclinique est indispensable. Malheureusement, certains médecins, pour ressentir un frisson, pour se prouver qu’ils sont plus fort que les autres, vont prendre le risque. C’est-à-dire jouer la vie d’un patient sur un coup de poker. Il existait peut-être une chance sur vingt pour que cette patiente est un risque vital. Qui serait prêt à prendre ce risque avec la vie d’une autre personne ? Le médecin rencontré ce jour semblerait-il.
Cette partie de la région souffre quand même énormément de la vacuité de compétence hospitalière… Dommage pour madame E. qui l’espace d’un instant était le chat de Schrödinger avec un médecin qui n’a pas daigné ouvrir la boite.
Iconographie: Durchreise par Gabriele Bruns
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