UN INTERROGATOIRE FOIREUX
- Les carnets d'Asclépios
- 23 juin 2021
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 28 mai 2024

Ceux qui me connaissent vous diront que je suis un fervent défenseur de la clinique. L’examen clinique est un outil formidable qui aiguille vers quatre-vingts pourcents des diagnostics. Il se décompose en une première phase nommée l’interrogatoire. C’est probablement la phase la plus importante. Puis vient l’examen physique appareil par appareil. Aujourd’hui j’accueille un patient des urgences, Monsieur D. Entrée de fin de journée ; dix-huit heures trente. Monsieur D. est un cardiopathe sévère. Triplement ponté il y a sept ans, il se présente pour des douleurs thoraciques terribles depuis quelques jours. Des douleurs thoraciques chez un patient ponté, on n’est pas trop fan dans le milieu médical. Mais le bilan fait aux urgences ne retrouve pas de signe d’infarctus ou d’une autre atteinte cardiaque, pas d’embolie pulmonaire, pas d’infection non plus, pas de, pas de, pas de. Le patient débarque donc dans le service pour investiguer des douleurs thoraciques dont on sait ce qu’elles ne sont pas. J’entre dans la chambre avec mon interne préféré, nous nous présentons, je tire une chaise, m’assoie à la gauche du patient et je commence mon sacrosaint interrogatoire : « -Depuis quand avez-vous vos douleurs ? -Oh, vous savez, j’ai souvent mal. Quand je bricole trop longtemps, j’ai des douleurs, alors je vais doucement. » Je demande pour préciser : « -Des douleurs dans la poitrine ? -Non pas forcément, quand je bricole j’ai mal. -Mais c’est des douleurs qui ressemblent à celles que vous présentez aujourd’hui ? -Ah non, pas du tout » Me répond-t-il fièrement. Tout commence très bien… En ancien joueur de poker, je relance : « -Mais, quand vous bricolez, vous avez mal où ? -ça dépend de ce que je fais ! » Aïe, la partie s’annonce difficile. « -Monsieur D. ! Moi, quand je bricole, ou que je porte un sac de cinquante kilos, j’ai mal aussi » Le patient m’interrompt : « -Oh mais je ne porte jamais cinquante kilos à cause de mon cœur » Inspiration, expiration, concentration, j’augmente la mise : « -Si vous plantez des clous pendant deux heures, vous avez mal au poignet le lendemain, c’est de ça que vous me parlez monsieur D. ? -Oui - Et quel rapport avec vos douleurs d’aujourd’hui ? - Bin je ne sais pas. » J’essaie autre chose : « -Et vos douleurs, elles sont constantes ou bien elles arrivent par pics ? -Et bien là vous voyez, j’ai mal ! -Vous ne répondez pas à la question ! -Ah bon ? - Ce que je souhaite savoir, c’est si vous avez mal constamment ou si ça vient d’un coup, violemment ? -Une fois j’ai monté des planches pour faire une étagère, et bien j’y suis allé doucement parce que je commençais à avoir mal » Rester calme, tenir l’échange, persévérer, changer de technique, le prendre à revers… L’échange est difficile et je vous passe les vingt minutes restantes. Tout cela pour en fait comprendre qu’il s’agit d’une douleur dans la poitrine apparue il y a trois jours, le matin au lever, d’évolution progressive avec un fond douloureux et des paroxysmes parfois dans la journée. Le rendement information/temps n’est pas très bon, mais j’ai ce que je voulais, c’est le principal. Mon interrogatoire m’oriente vers une pancréatite aiguë. Il s’agit d’une inflammation du pancréas déclenchée le plus fréquemment par un excès de table, pour faire simple : un gros repas bien arrosé. Le patient m’explique qu’il aurait fait quelques abus de charcuterie et de fromages. Je poursuis pour plus de précisions : « - Et vous n’avez pas arrosé ça d’un p’tit canon ? -Oh non » (phrase bien appuyée sur le « non ») J’explique au patient que la pancréatite peut être déclenchée par une prise d’alcool puis l’interroge : « -Vous n’avez pas bu de vin ces derniers jours ? -Si, mais que du bon » Je marmonne, pas très professionnel : « -Alors si c’est du bon, je vous absous… -Comment ? - Non rien. Vous savez Monsieur D. bon ou mauvais, le degré d’alcool est le même. -J’aime bien me faire plaisir vous savez, je descends à la cave et je prends une bonne bouteille. D’ailleurs l’autre soir, ma fille est venue et j’ai… -Et vous vous faites plaisir tous les soirs monsieur ? - Oh oui, souvent ! » Bref, on va chercher une pancréatite. L’interrogatoire est un art qu’il est parfois difficile de mener à bien. Mais il est important de ne rien lâcher au risque de partir sur de mauvaises pistes, d’allonger le temps d’hospitalisation voire de faire perdre des chances au patient. Lorsque le patient pense devoir mener la danse en donnant des informations selon lui pertinentes, les échanges peuvent rapidement devenir très chaotiques, il est donc du devoir du médecin de recadrer la conversation tant que faire se peut. Petite doléance : Messieurs-Dames, je vous en supplie, si par malheur vous êtes hospitalisés et qu’un médecin vous interroge, n’essayez pas de mener l’interrogatoire ou d’interpréter les faits, laissez-nous faire, je vous promets, on sait où on va.
Iconographie: Le jeu lugubre de Salvador Dali.
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