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QUAND LA MUSIQUE SONNE

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 7 oct. 2021
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 27 mai 2024



Je me souviens de ce patient que j’ai accueilli un après-midi d’août. Adressé aux urgences pour une toux et un taux de sodium trop bas, c’est la médecine interne qui en hérita. Toux et hyponatrémie, mauvaise combinaison car c’est un cancer qui est sorti.

Je me rappelle de ce grand homme dans ce lit trop petit. Modeste, jamais il ne m’a parlé de son passé. C’est par l’intermédiaire de ses proches ou de soignants que plus les jours avançaient et plus le patient se dévoilait. C’est alors que sa vie l’a rattrapé. Il avait couru toute son existence au-dessus du monde, il avait vécu un temps en avance et puis brutalement, il s’est remis sur les rails de la vie et c’est chez moi qu’il s’est établi.

Cet homme était l’un des plus grands musiciens français. Spécialiste de son instrument que je ne dévoilerai pas, il avait joué avec les plus grands. D’Aznavour à Goldmann, de Halliday à Sardou, il les avait tous connu. Ce patient à la vie riche et trépidante venait échouer dans mon lit pour finir sa vie. C’est difficile d’exprimer ce hiatus. J’ai l’impression d’être le dernier port d’une régate aux milles escales. Il m’incombe la responsabilité par mon diagnostic de siffler la fin du voyage. Quand je le regardais, c’est comme si la vie décrite par mon malade était celle d’un autre. Comment imaginer que cette personne grisonnante, clouée au fond de son lit, avait connu la célébrité pendant trente ans? Quelques soit les vies de nos patients, nous sommes tous démunis devant la maladie et la mort. Le dernier port est le même pour tout le monde. Je voyais derrière lui les concerts de dix-mille personnes, les lumières, les couleurs, les coulisses, la télévision et puis devant, cette fin de con. La maladie n’a vraiment aucun respect, elle salit au hasard, sans discrimination d’âge, de sexe, de milieu ou d’origine. Elle flingue sans prévenir, sans vous laisser la possibilité de saluer avant de sortir.

Je ne voudrais pas que l’on se fourvoie à mon sujet, je n’estime aucunement que certaines personnes méritent plus que d’autres d’être malade, ce que je dis, c’est que le contraste est saisissant lorsqu’on trouve une idole malade qui dégringole.

Je suis convaincu que la personne que l’on est à vingt ans est souvent très étrangère de celle que l’on peut être à quarante ou à soixante mais il reste toujours un fil conducteur. Comme le mythe du bateau d’Ulysse, il reste toujours quelques planches d’origines. Or, quand la maladie frappe, c’est pour transformer l’individu, le tordre et le modelé pour le faire sortir de ce qu’était sa réalité. C’est ainsi que malgré l’histoire folle de cet homme, il était très difficile pour moi de se projeter dans son passé tout comme sa famille n’arrivait pas à accepter le présent. Nous connaissions chacun une version différente de ce monsieur. Pourtant il était les deux, il était et avait été, et malgré la frêle carcasse de cet homme modeste et mourant, on peut, si l’on se décale pour regarder derrière, voir la lumière et les couleurs de son empreinte sur le monde, l’homme était transcendé par son passé. Mais quand la musique a cessé, l’homme s’est calé sur le pas de l’humanité et il a rejoint le chemin que tous nous prendrons, riche ou pauvre, femme ou homme, noir ou blanc, petit ou grand, nous passerons tous dans le tunnel vers le repos éternel.


"De mourir, ça ne me fait rien. Mais ça me fait de la peine de quitter la vie"

Marcel Pagnol





Iconographie: Fenêtre ouverte sur la rue de Penthièvre par Pablo Picasso







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