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MOURIR HEUREUX

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 31 juil. 2022
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 mai 2024


Chaude journée de juillet. L’hôpital est sous tension. La canicule tabasse les corps sans discrimination. Les effectifs sont estivaux : réduits en langage clair. Les lits, eux, ne se réduisent pas, jamais. Les urgences débordent. Au mieux, de vieux déshydratés, au pire, d’anciens laissés là par des familles désireuses de goûter au soleil et aux plages.

Dans le service de gériatrie, deux médecins en vacances. Les autres gardent les lieux et trente-quatre malades.

Je suis l’un des gardiens éreintés par le climat qui semble clairement jouer contre nous. Les équipes sont à cran. Aujourd’hui, deux infirmières vont encaisser un coup qui vient de leur rang. C’est moi qui ai prévu de faire sortir six patients. La journée s’annonce difficile, je me suis tirée une balle dans le pied. Le matin, gérer les sorties, coordonner les retards, voir les autres malades, gérer les imprévus, saluer les internes, répondre aux familles, se faire insulter, annuler une sortie, en programmer une autre…

Treize heures. L’organisme doit survivre : manger, s’hydrater, penser à autre chose, souffler et replonger.

L’après-midi : voir une entrée, appel d’une famille qui refuse de laisser hospitaliser leur proche, deuxième entrée, examiner, répondre au téléphone, prescrire, répondre à une famille qui refuse de laisser rentrer leur proche, troisième entrée, rendez vous avec une famille heureuse de la prise en charge, ouf ! Dix-sept heures, plus qu’une entrée à voir avant de quitter l’hôpital pour quelques heures. Je cours toujours, le sang percute mes tempes humides de sueur. Ma blouse chaude m’irrite au plus haut point. L’air de l’hôpital est irrespirable l’été. Je retrouve Seni, mon interne. « Mon interne », j’ai toujours été troublé par cette marque de possession. Lorsque j’ai débuté ma carrière, je me refusais à cette attribution. L’interne ne m’appartient pas ! Mais avec la pratique, je m’aperçois que cette locution ne marque pas l’appartenance au sens matériel, mais une appartenance filiale. Le maitre et l’élève, un compagnonnage pour le meilleur ou pour le pire, une union, un accompagnement dans l’apprentissage de la médecine, une éducation, un engagement où le tuteur apprends parfois plus que son disciple. Mais je digresse.


Je viens donc à la rencontre de MON interne.

La patiente est là, dans son lit. Avant de nous précipiter nous jetons quatre yeux à son dossier. 93 ans, chute au domicile, fracture de côtes, douleurs, impossibilité de rester à la maison. Classique mais médicalement inintéressant. Trêve de palabres, le temps est précieux aujourd’hui. Allons voir la patiente avant que le téléphone ne m’agresse encore.

Traversé du couloir, dernier effort, nous entrons dans la chambre. Nous demandons madame D., elle lève le doigt machinalement. Allongée à plat, cette petite brindille en blouse laisse entrevoir une puissante fragilité.

Pas de temps à perdre, nous ouvrons avec notre traditionnel : « Qu’est-ce qui vous amène ici ? ».

Et puis le temps s’est arrêté. Cette charmante femme s’exprime clairement, dans un français soutenu. Elle nous décrit sa chute, bête, chez elle. Elle se relève, se recouche, se réveille et se touche. La douleur est insoutenable, la côte palpée la fait crier. Impossible de bouger. Elle fait le quinze, on envoi quelqu’un et la voici coucher devant deux médecins.

Elle poursuit.

« Vous savez, j’ai eu une belle vie, j’ai été une femme heureuse. J’étais fille unique, des parents aimants dans un milieu aisé. J’ai rencontré mon mari, fils unique également. Nous n’avons pas eu d’enfants et nous avons été tellement heureux. Nous ne nous sommes rien refusés. Les voyages, les meilleurs restaurants, j’ai conduit les plus belles voitures : Mercedes, Crossfire, Morgan,…

Nous ne nous sommes privés de rien.

Mais maintenant je suis veuve. Mon mari a eu la maladie d’Alzheimer et il est devenu méchant. Il est parti en maison puis il est décédé. Mais il a été attentionné toute notre vie. On se gâtait l’un l’autre. C’était une belle vie.

Quand j’ai eu cinquante ans, nous avons fêté mon anniversaire en Alsace. Lors de la fête qui était splendide, nous avons bu du marc de Gewurtz et c’est à cet instant que je me suis dis que je pouvais mourir tranquille.

C’est dommage que l’euthanasie n’existe pas en France. Nous sommes en retard, mais comme pour l’avortement nous devrons y venir.

J’aurais réellement voulu mourir à cinquante ans, vous auriez-vu, j’étais une belle femme, amoureuse et joyeuse. On devrait pourvoir choisir de mourir heureux… »

Un instant de réflexion pour cette dame de trois fois mon âge. Je me suis hasardé à une question :

« Entre vos cinquante ans et le début de la maladie de votre époux, avez-vous vécu de beaux moments de vie ?

-Oui, beaucoup.

-Et vous n’auriez pas trouvé dommage de passer à côté ?

-Non, je ne l’aurais pas su puisque je serais morte »

Elle a ensuite terminé :

« Ma vie a été magnifique mais voilà, que je dois payer, la maladie me rattrape, j’ai une polyarthrite rhumatoïde qui me fait souffrir tous les jours. J’espère ne pas subir trop longtemps. Á quoi ça sert maintenant ?

Ma mère est décédée à 92 ans dans son sommeil, une belle mort, malheureusement ça n’arrive que rarement ».

Nous avons terminé notre examen, notre entrée. La suite a été cordiale, elle nous a remercié et nous nous sommes effacés.


Elle fu un moment de fraicheur, elle m’a rendu plus grand l’espace d’un suspendu moment.


C’était une reine qui a vécu assez longtemps pour briser son corps de verre. Elle aurait voulu partir heureuse, au sommet de sa vie, mais elle obéit à une loi immuable car nous ne sommes pas maitres de nos destins.


Reste une question : l’euthanasie !


Mieux vaut-il mieux mourir heureux ou prendre le risque de voir ce que la vie a encore à nous offrir, pour le meilleur et pour le pire ?


Madame D. a choisi mais elle demeure encore ici pour mal finir une belle vie.





Iconographie: J’aime tes fesses par Nathalie Haggiag








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