LES RATS DE LABORATOIRE
- Les carnets d'Asclépios
- 12 sept. 2022
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 mai 2024

Les médecins entretiennent d’étranges rapports avec les laboratoires ce qui est source d’une grande méfiance des usagers de la santé et à raison.
Lundi après-midi, je monte dans un taxi. La conversation s’amorce sur les grands sujets du moment : masques, covid, vaccins. Difficile par mes remarques de cacher que je suis médecin d’autant que je suis bloqué sur cette banquette pour l’heure et demi à venir. Ma conductrice provisoire démarre le réquisitoire. Plutôt antivaccin, elle s’est tout de même faite vacciner, sceptique concernant l’origine du covid elle semble satisfaite de la politique sanitaire du gouvernement Macron (il y en aura au moins une). La discussion est apaisée et nous avançons dans nos échanges jusqu’à ce qu’elle dérive sur le sujet des laboratoires. « Les médecins sont à la botte des laboratoires, comment faire pour ne pas douter ? Je ne dis pas ça pour vous mais bon !». Pas pour moi ? Pourtant, à bien y regarder, je ne vois qu’elle et moi dans cette voiture. Mais restons gentleman, d’autant que j’entends que le doute existe.
Revenons quelques (dix) années en arrière. Je suis externe en médecine et je ne peux m’empêcher de contempler ce ballet coordonné des VRP défilant devant les bureaux médicaux. Á chaque passage, nos internes se trouvaient affublés de stylos, carnets et autres petits cadeaux ornés du nom d’un médicament et de son laboratoire de fabrication. L’hôpital public se voyait ainsi envahit par la publicité. Plus tard, devenu interne, c’est moi qui suis devenu la cible des appétences des visiteuses et visiteurs.
Mes débuts sont laborieux. Je suis très mal à l’aise avec le concept. L’idée de frayer avec l’industrie me laisse un arrière-goût désagréable. Mais très vite, les chefs de services se rendent compte de ma réticence. « Il faut rencontrer les laboratoires, c’est important » ! Peu importe l’hôpital, peu importe l'unité, tous réagissaient comme un seul : Je devais voir les labos !
Après une période de résistance, j’ai donc commencé à les rencontrer. Je restais froid, suspicieux, je posais des questions : « qu’est-ce que votre produit a de mieux que la concurrence ? combien coûte-t-il ? Quelles études ont été menées sur le sujet ? » Autant de questions que ne posaient pas mes collègues. Concernant les objets publicitaires, je les laissais à d’autres, et lorsqu’un stylo terminait malgré tout dans ma poche, je le dissimulais au regard des patients rongé par la honte de m’être ainsi prostitué.
Vient la fin de mon internat. Je partage mon temps entre mes stages à l’hôpital, la rédaction de ma thèse, de mon mémoire de diplôme universitaire et de mon mémoire de spécialité. Par peur de m’ennuyer je rénove une maison près de l’hôpital dans lequel je travaillerai plus tard.
Peu de temps, manque d’argent, et le congrès de médecine interne approche à grands pas. Organisé à Brest, difficile de s’y rendre. Train jusqu’à Lyon, vol Lyon-Brest, 3 nuits d’hôtel, entrée au congrès, on avoisine les 550€.
L’argent est un filtre efficace pour un modeste étudiant de province. Ce qui est vrai ici l’est aussi dans la vie. L’accès à la connaissance se paye comptant.
Je fais part à mon chef de service et futur collègue de mon incapacité à me rendre au colloque.
L’homme acquiesce et nous retournons à nos activités respectives. Une demi-journée s’écoule pour qu’il trouve une solution. « J’ai trouvé un labo ! » me lance-t-il à l’angle de deux couloirs.
Il m’explique qu’il a pour habitude de se faire payer les congrès par un labo. Il appuie la parole d’un regard entendu. Ce médecin de la vieille école a connu l’âge d’or des connivences et il lui semble normal que l’industrie mette la main à la poche pour inviter les praticiens.
Son mécène habituel est complet mais le laboratoire Solinger accepte de m’inviter.
Je reçois rapidement un courriel d’invitation qui me propose de m’inscrire.
Tout semble trop simple pour être vrai. Quelles contreparties attendent-ils de moi ?
La compromission a toujours un prix.
Mais pour le moment, il ne m’est rien demandé. Je m’enquiers de plus amples informations : l’invitation comprend les billets de train et d’avion aller et retour, le remboursement du taxi jusqu’à l’hôtel aller et retour, les trois nuitées, l’entrée pour les journées de congrès et les repas du soir.
Pour l’interne que j’étais, c’était le Pérou. Je passe ma thèse cette année, le congrès sera à la fois une source pure de connaissance et un lieu de rencontre pour me faire voir de futurs pairs voire de ma présidente de jury.
Me voilà donc parti pour mon congrès.
Le laboratoire Solinger est bien connu des internistes car il élabore une molécule indispensable dans la prise en charge des thrombopénies auto immunes. Il se trouve que dans le service nous en suivons des dizaines. Cette classe de molécule présente une alternative, un autre laboratoire fabrique un équivalent et je me suis promis de toujours laisser le choix au patient car l’un s’injecte en sous cutanée quand l’autre se prend par la bouche.
Les diplômes en poche, j’ai poursuivi dans le service de médecine interne et j’ai vu et revu la visiteuse médicale de cette marque. Comment refuser une entrevue après cette invitation sans passer pour un ingrat. Le laboratoire avait ainsi ferré son poisson. Sandrine était sympathique, elle m’invitait à déjeuner, venait me présenter des pseudo-nouveautés, m’a invité à deux autres congrès dans les mêmes conditions. Je me réconfortais auprès de mes collègues m’instillant l’intérêt de rester au contact pour être informé des nouveautés thérapeutiques concernant notre discipline. La médecine interne couvre un large éventail de maladies et les nouveautés sont légion.
Lancé dans l’exercice de la médecine hospitalière, j’ai continué à suivre des topos d’autres acteurs de l’industrie, des présentations au cours de déjeuner, des réunions le soir au restaurant et autres formations. Il est vrai que cela permettait de découvrir des molécules inédites pour certaines maladies rares tout en mangeant pour économiser le temps.
J’étais pris dans la spirale infernale de l’industrie médicale.
C’est alors que deux événements allaient redistribuer les cartes. Chronologiquement le premier fut ma démission après un surmenage et (il me semble sans cause de lien à effet) une pandémie de coronavirus.
Les deux évènements ont été vécus comme un sevrage, la disparition des envahisseurs. Pendant plus d’un an, personne vu.
Sauf un jour ou il m’a été donné de humer les humeurs avides d’une missionnaire perfide d’Astra-Zeneca. En déroute, inquiète des déboires de sa recette, elle brava l’interdiction pour accomplir sa mission. Elle se trouva fort dépourvu lorsque je fus venu.
Bref, hors-mi cette exception, la période fut calme et je ne fus plus perturbé dans mon travail par l’arrivée intempestive des publicitaires. Etonnamment je n’ai pas eu l’impression d’avoir été moins bien informé, je n’ai pas été retenu du bras par une madame Xarelto alors que je me dirigeais vers une urgence et je n’ai pas manqué de stylo.
Cette période propre m’a permis un tête à tête avec mes convictions.
On se trouve toujours de bonnes excuses pour faire de mauvaises choses. Mais ce n’est pas l’homme que je voulais être, et le petit Ursus aurait honte de ce qu’est devenu le grand. Alors j’ai décidé de devenir l’Homme que je devais être. Le jour où j’écris ces lignes cela fait deux ans et demi que je suis clean. J’ai gentiment renvoyé Monsieur Arixtra il y a peu de temps en lui expliquant que je ne recevrais plus de visite et j'en ai pleutrement esquivé une pas plus tard que ce matin.
Voici mon expérience personnelle mais je me dois d’expliciter certains points qui se sont éclaircis avec le temps.
Pourquoi les chefs de services sont si pressants pour maintenir les liens ?
Et bien parce que tel labo offre le déjeuner, le congrès, une nouvelle machine à café dans le service, des fonds pour la recherche, etc caetera, et caetera.
On a souvent le réflexe d’imputer aux médecins un parti pris, comme s’ils faisaient partie d’un ensemble général et homogène que serait le complexe pharmaceutique. Ces raccourcis sont du prêt à penser complotiste.
La majorité des médecins ont ou ont eu des rapports avec les laboratoires. Mais les professionnels restent des personnes intelligentes avec un degré de critique important et je n’ai que rarement vu des praticiens défendre ou prescrire de manière ostentatoire un médicament contre l’avis général.
Il n’en reste pas moins que la profession médicale, comme d’autres métiers nobles se doivent de tendre vers la probité la plus totale.
Manquons-nous d’honnêteté lorsque l’on profite du système sans changer sa pratique ? Je me plais à croire que non, mais il n’en reste pas moins que la suspicion est alimentée et que le doute subsiste. Comment ne pas voir un lien cousu de fil d’or lorsque qu’un problème survient et que le médecin a mangé au frais de la princesse depuis des années ?
Le milieu médical a-t-il des liens avec l’industrie pharmaceutique ? Oui!
La profession est -elle gangrenée par les laboratoires ? Non!
Existe-t-il des dérives ? Absolument !
Sont-elles rares ? Oui, je le crois.
Est-ce toujours une de trop ? Oui car elle jette l’opprobre sur le reste de la profession.
Mon avis est que le public et le privé devrait être scrupuleusement séparé. Dans les faits, le manque de fond et la nature humaine tendront toujours à effacer cette frontière.
C’est un avis tranché mais n’oubliez pas qu’il vient de quelqu’un qui a mangé dans la gamelle…
Dans la vie comme en médecine, rien n’est jamais tout blanc, rien n’est jamais tout noir, il y a toujours une part d’ombre dans la lumière et de lumière dans la nuit, c’est pour ça que la vigilance ne doit jamais diminuer et que les combats devront toujours être menés.
Nous venons là de décrire la partie émergée de l'iceberg mais l'industrie s'infiltre autrement dans nos pratiques. Nous y reviendrons dans de prochains feuillets dédiés aux laboratoires.
Iconographie: Deux Rats par Vincent Van Gogh.
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