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L'ESQUIVE

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 23 juin 2021
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 28 mai 2024



Depuis maintenant un mois, je m’occupe d’un patient de quatre-vingt-trois ans que nous appellerons Monsieur N. Ce patient est arrivé en fin de deuxième vague. Bronchiteux chronique grâce à soixante ans de fidélité à la nicotine, il a aussi hérité au cours de sa vie d’un diabète et d’un Parkinson le tout arrosé d’hypertension artérielle. Depuis quelques mois, il semble également que le Parkinson ait eu raison de sa raison qui ne tourne plus très rond. C’est dans ce contexte qu’un virus que nous nommerons covid-19 a décidé de frapper. Avec l’expérience des dizaines de patients atteints rencontrés, autant dire que monsieur N. n’a que très peu de chance de s’en sortir, d’autant qu’avec ses troubles, il serait déraisonnable de proposer une réanimation. On met donc de l’oxygène, de la cortisone, des antibiotiques, des anticoagulants et on attend en serrant les dents. Comme prévu, monsieur N. se dégrade. De deux litres d’oxygène par minute, on majore à trois, puis quatre, puis six. Pour information, à partir de huit à dix litres on appelle la réanimation pour ceux qui y sont éligibles. Nous passons les dix litres, puis douze, puis quinze… Déjà huit jours que le patient végète et jeûne dans son lit, une hydratation artificielle le tenant timidement en vie. La fin est proche, je dois prévenir la famille. Un matin j’appelle son épouse. Sur fond de chant de coq, d’aboiements et autres bruits de basse-cour, j’explique à cette dame qu’une visite de sa part serait la bienvenue. Probablement ne reverra-t-elle plus celui qu’elle a choisi comme moitié depuis cinquante-sept années. La vieille dame pleure, me remercie et raccroche. C’est alors que dans l’après-midi, je rencontre cette dame accompagnée d’une de ses filles. Deux femmes droites, respectueuses, aux mains rugueuses et tannées par une vie de labeur. Ce sont des gens simples. Pas une simplicité péjorative, au contraire, une simplicité brute et rude polie par la vie. Elles mènent des existences simples, faites de valeurs, simples également dans leur étapes : Il y a la vie, la terre, le mariage, la terre, les enfants, la terre, la maladie, la terre, la mort et puis la terre. Famille de paysans sans éducation scolaire mais forgée par la subsistance et les leçons de choses. Très vite je comprends que mes explications dépassent un peu leur niveau de compréhension. Mon intelligence universitaire se heurte sur le rocher de leur intelligence Géorgique. Alors je m’adapte. C’est dur, cette dame n’a pas prévu de perdre son mari, on ne le prévoit jamais. Elle m’affirme qu’il allait pourtant bien avant cette hospitalisation. J’aperçois le regard de sa fille qui n’est pas de cet avis. En effet, l’amour de madame N. lui a caché que son époux déclinait. 3 jours se passent… Un matin, lors des transmissions, Fanny, l’infirmière, m’indique que monsieur N. se porte mieux, que la saturation est excellente sous ses quinze litres d’oxygène par minute. Pas d’emballement de ma part, probablement le chant du cygne. Les jours suivants, le patient s’améliore et va de mieux en mieux. L’oxygène est diminué, puis arrêté. Monsieur N. a survécu au covid… Placé devant le fait accompli, je dois expliquer à la famille que tout rentre dans l’ordre, que les prises de sang sont sans appel et que le patient semble sauvé. Mais la joie ne fut que de courte durée. Sorti d’affaire, à la vie le patient fut réfractaire. Les jours qui suivent sont marqués par une opposition franche et massive du patient à toute aide apportée par l’équipe. Il se met à violenter les infirmières et aides-soignantes, à refuser de s’alimenter, à nous repousser du brin de ses forces restantes lorsque nous souhaitons le faire boire, le nourrir, ou réaliser des examens. Nous l’avons sauvé du covid pour mieux le laisser choisir de mourir. Pendant plusieurs jours, nous insistons pour tenter au minimum de l’hydrater, mais sa décision est prise. Ces quelques jours laissent le temps à ce que l’équipe fasse le deuil de ce choix. Nous nous étions acharnés quinze jours durant pour le sauver, et maintenant il souhaite partir. Acharnés, c’est le mot… Aurions-nous dû ne pas traiter son covid ? Son refus de soin découle-t-il de notre acharnement ? le patient étant mutique, impossible de le savoir. En tout cas il faut annoncer ce revirement à la famille qui se réjouissait de le retrouver. Un mardi, après midi, j’intercepte les visiteuses et les invite dans un bureau. Après avoir exposé la situation, mes deux interlocutrices sont désarçonnées : On ne laisse pas mourir quelqu’un, surtout quelqu’un qu’on a tiré d’affaire il y a une semaine. Malgré mes explications sur le fait qu’attacher un patient pour le forcer à boire ou manger soit littéralement de la torture, leur souhait reste la poursuite des soins. En tant que médecin, je ne suis redevable qu’à mon patient, la famille n’a de rôle que consultatif et la pression de cette dernière ne peut influer sur une décision prise sur des faits médicaux, et plus encore avec la décision du patient. Difficile d’expliquer droit dans les yeux à une petite dame que l’on a décidé de laisser partir son mari alors qu’elle nous demande le contraire. Les jours suivants, l’idée a tout de même fait son chemin. Après des entretiens quotidiens d’une trentaine de minutes chacun, l’épouse et la fille me lancent que « c’est la bonne décision ». Chaque entretien est pourtant laborieux, avec des pleurs, une fille qui parle par-dessus sa maman et moi qui tente de donner une oreille à chacune. Même après l’acceptation évoquée par la famille, chaque jour les mêmes explications doivent être données ; chaque jour la même question sur l’hydratation et sur un éventuel « tuyau pour manger ». Pas certain que j’ai été assez clair. Chaque jour les mêmes anecdotes me sont racontées sur les journées du patient, qui se levait, déjeunait, se recouchait, se relevait pour manger un pain au chocolat, puis se recouchait, puis le midi il y avait la soupe à l’oignon, le patient adore la soupe à l’oignon. J’ai entendu chaque jour cette histoire de soupe à l’oignon et bien d’autres, racontées presque dans le même ordre. Aujourd’hui, il est seize heures trente, la semaine dernière fut éprouvante. Comme cette journée est calme, je souhaite en profiter pour partir tôt. Je sors de mon bureau quand au loin, au milieu du couloir, je vois madame N. qui semble perdue comme un voyageur isolé dans le hall d’un aéroport trop grand. Elle est très loin, elle ne me voit pas, et je n’ai pas envie de la voir. Au fond de moi je n’ai qu’une envie, me cacher. Elle va me raconter les mêmes histoires, elle va pleurer, je vais lui dire que tout ira bien, mais que quand même, son mari va mourir, et ça va durer longtemps, car elle parle beaucoup. Un peu mesquin, je danse, j’esquive, j’avance et je cherche le point de fuite. Elle se trouve en plein dans la mire, au bout du couloir, peu fière je décélère, elle, perdue au milieu de nulle part, moi, un peu couard j’hésite à changer de couloir. La journée fut légère, je n’ai pas même l’excuse de la surcharge de travail, je ne souhaite seulement pas lui parler. Peut être pour me protéger un peu, parce que je n’ai rien à lui dire par rapport à hier et avant-hier et avant-avant-hier. Peut-être parce que j’ai du mal à accepter qu’elle ait du mal à accepter la fin de vie de son mari… Et puis la raison a pris le dessus, j’ai voulu faire mentir Sénèque, alors je suis allé à sa rencontre, car ce qu’elle cherchait c’était moi. Elle voulait que je lui répète distinctement que son mari va mourir, pour être certaine de ne pas laisser naitre un faux espoir. Elle m’a raconté les mêmes histoires, elle m’a parlé de la soupe à l’oignon, elle a pleuré, je lui ai dit que tout se passerait bien, qu’il ne souffrirait pas, elle m’a remercié et est repartie. J’ai ressenti ce petit moment de culpabilité honteuse, cette petite faiblesse des jours fragiles, mais j’ai su me ressaisir. Mon petit confort ne représente que peu de chose par rapport à la détresse de cette dame. « La plus grande partie de la vie passe à mal faire, une grande partie à ne rien faire, toute la vie à ne penser à ce que l’on fait » Sénèque




Iconographie: Esquive par Christophe Daras.








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