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ELLE ÉTAIT LÀ...

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 29 déc. 2021
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 27 mai 2024



Il y a cette dame, madame V. qui est parachutée aux urgences un jour de forte affluence. Elle est ballotée à droite et à gauche puis elle se fige dans un lit du 5eme étage de l’hôpital : le lit 538 fenêtre. Elle hérite d’un numéro de dossier, d’un numéro de séjour et d’un médecin référent : moi.

La description des urgentistes est claire, ma nouvelle arrivante n’est pas ici pour une problématique médicale. Outre une infection urinaire banale, elle traine avec elle un casse-tête social. Jacqueline, pour les intimes, arrive sur terre il y a 72 ans. Malheureusement, son tissu cérébral se tisse mal et elle ne tire aucun bénéfice de ce cerveau pataud. Aucun trouble majeur, seulement un peu de lenteur. Elle fait donc marcher ses mains et aide à la ferme avec les siens. Les années s’accumulent et au printemps de sa vie, elle se marie. C’est à cette période qu’on lui découvre un trouble bipolaire. La psychiatrie dans les années soixante-dix c’est une condamnation à prendre du poison ferme et sans sursis. C’est aussi l’assurance de perdre son statut de molle pour celui de folle. Malgré cela, elle tient bon, et elle accouche de deux garçons.

L’horloge tourne toujours et vers ses trente-cinq ans débutent les coups et le sang. L’époux choisi n’était pas le bon et l’alcool le rend violent. Jacqueline débute ce qui sera vingt années de combat à sens unique, l’un qui frappe et qui nique, l’autre qui jappe et qui flippe. Vingt ans d’angoisse et de souffrance jusqu’à ce qu’advienne la délivrance. Le bourreau est à son tour frappé, mais son adversaire ne frappe qu’une fois et c’est dans le foie. Cirrhose compliquée d’un hépatocarcinome métastatique : six mois de danse avec la maladie et l’homme abandonne la partie. Notre veuve se retrouve seule à la ferme.

Seule ? Non ! Son cadet vit ici. Ce dernier hérite du côté maternel d’une psychose rebelle. Voici donc nos deux malades abandonnés dans la campagne. Les jours s’accumulent sur le toit de leur demeure et ils lézardent les murs et les cœurs. L’une veuve à soixante-cinq ans et l’autre sans emploi, les voilà livrés aux affres de la vie. Juste de quoi manger, ils vivotent. Autour d’eux la maison s’écroule, et le jour où madame V. franchit les portes de l’hôpital, la ferme s’effondre littéralement. Le manque de tuile sur le toit laisse béant des fuites d’eau qui deviennent fatales dans cette région froide et humide du nord-est de la France. Sans chauffage ni eau courante, l’urgence pour Jacqueline c’est d’être relogée, raison de son séjour hospitalier.

Alors je découvre cette charmante dame dans son lit avec barrière. Quand j’arrive devant elle, la première fois, je ne possède pas ses informations. Je la vois souriante et débonnaire et je m’agace de cette hospitalisation par excès. Très rapidement, elle m’explique, elle me lâche les mots, ses mots. Des mots simples, lourds, efficaces. Pas de fioritures : les coups de la vie, la maladie, les tares de la famille. Elle en a pris plein la gueule, mais elle est là, couchée mais debout. Couchée parce qu’elle a une hanche foutue mais debout parce qu’elle a le sourire, cette arme qui permet de se dresser devant la vie et de lui dire : tu vois, je suis encore là.

J’ai bien évidemment traité son infection urinaire et depuis trois semaines je la vois tous les jours. Elle a invariablement ce sourire sincère quand elle m’aperçoit. Elle me sourit parce que je viens la voir mais également parce qu’elle a un toit qui ne fuit pas, parce qu’elle a tous les jours un repas, parce qu’il fait chaud, parce qu’elle sait qu’un ange gardien, qu’on appelle aussi assistante sociale, cherche un appartement pour la reloger. Elle dort paisiblement, on la fait marcher, on s’occupe d’elle et elle est heureuse. Voilà son bonheur : dormir, manger, discuter. Nous nous inquiétons d’une rayure trouvée sur la carrosserie de notre voiture, de ne pas recevoir notre colis Amazon, de ne pas trouver la dernière console à la mode et Jacqueline, malgré les accidents de sa vie, nous donne une leçon de conduite.

Elle est un modèle de simplicité juste. Elle était là, dans sa campagne, à côté de nous. Maintenant elle est ici, dans son lit, parce que l’hôpital public, parfois, fait ce qu’il doit faire, c’est-à-dire prendre soins des petits, des fragiles, des laissés pour compte, de ceux qui n’ont rien et ne demandent pourtant rien d’autre qu’un peu de soins.





Iconographie: Morning Sun par Edward Hopper







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