DÉSIGNÉE POUR VIVRE
- Les carnets d'Asclépios
- 22 juin 2023
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mai 2024

Plus on évolue dans le métier, plus on se dit que l’expérience assure un contrôle sur les événements. C’est une grave erreur de le croire et je l’ai appris durant ces quinze derniers jours.
La médecine polyvalente offre une large palette de patients, c’est ce qui fait son attrait mais également sa grande difficulté. Cette spécialité est le réceptacle des cas difficiles. Le patient jeune de quarante ans sans antécédent qui déclare une pneumonie sera orienté en pneumologie. La patiente grabataire de quatre-vingt-dix années qui présente la même pathologie finira probablement en médecine poly. Cette règle n’est écrite nulle part, il ne faut bien évidemment pas la généraliser, mais se serait mentir que de nier qu’il existe de la part des services dit « de spécialité » (bien que la médecine polyvalente en soit une aussi) une réelle sélection des patients. Mon service, par sa dénomination, ne peut que tout accepter.
C’est ainsi que je me suis retrouvé en l’espace de trois jours avec dix patients très éclectiques, très instables ce qui n’a pas manqué d’établir une situation hautement explosive.
J’ai accueilli madame C. avec son foie cirrhotique oxydé par l’alcool. Son ventre était rempli d’un liquide que l’on nomme ascite, le produit d’un sang toxique filtré par un foie catatonique. Le liquide s’est fait le nid d’une bactérie, le corps a défailli, les reins ont bouilli et c’est en quasi coma que la patiente a surgi. Le pronostic était déjà sombre, alors quand du sang est sorti de son tube digestif, j’ai expliqué à sa famille que les dés étaient jetés.
Une chambre plus loin on accueillait madame W., soixante-dix ans, aucun traitement. Son truc s’était la déperdition de sang. Les rectorragies, un mot magnifique et imagé, contraction de rectum et d’hémorragie… inutile de faire de dessin.
Elle saignait. Partis en coloscopie nous sommes revenus bredouille mais elle saignait toujours, puis on a réalisé une gastroscopie sans intérêt car encore elle saignait puis à la deuxième coloscopie, toujours rien, le sang jaillissait. Alors nous, nous remplissions avec des culots globulaires pour compenser le sang qu’elle perdait. C’était notre madame Danaïde.
Je continue ma petite revue de tristesse. Deux chambres plus loin se trouvait l’anti-madame danaïde. Quand la première se vidait, la deuxième, madame H. se remplissait. L’œdème aigu du poumon, ou comment le moteur ne devient qu’un agitateur et le pauvre poumon se remplit de solution.
On poursuit avec monsieur L. en occlusion surinfecté, soixante-quatorze ans et très inquiétant.
Monsieur Z. qui joue le Guiness book en tentant de percer les records de taux de calcium dans le sang.
Au fond du couloir se trouve une joueuse, madame T. qui envisage de faire tomber le record du taux de potassium le plus bas. Dans un cas comme dans l’autre, ce qui se profile, c’est le coma ou l’arrêt cardiaque.
Je passerai sur madame N. et sa pyélonéphrite compliquée d’une insuffisance cardiaque au cours de sa quatre-vingt-huitième année.
Chacun de ces patients nécessite une surveillance méticuleuse car tous sans exception sont à un cheveu de la réanimation.
Et puis il y a madame M. qui elle en revient. Elle a séjourné là-bas pour une décompensation cardiaque majeure, une insuffisance rénale profonde, une infection urinaire grave et une acidose. Elle va mieux alors elle remonte dans notre service. Madame M. est d’une grande tristesse. Elle a soixante-dix-neuf ans mais un visage d’enfant. Elle mesure un mètre quarante-neuf, pèse quarante kilos. Frêle et fragile, elle ne tient qu’à un fil. Après quarante-huit heures dans le service, c’est le précipice, le cœur n’apprécie pas l’altitude du 5eme étage et recommence à défaillir, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, voilà que les poumons se gorge d’eau et l’air ne trouve plus d’issu pour oxygéner le sang. Les traitements sont introduits mais déclenchent un autre problème, le potassium s’échappe et voilà notre Madame M. qui entre dans la course au record, elle pénètre les annales de mon histoire avec le plus bas taux jamais rencontré. Amère victoire, cette femme est ballotée d’une complication à une autre. Elle s’est plusieurs fois penché vers moi en m’indiquant que c’était la fin, qu’elle ne sortirait pas de ce pétrin.
En parallèle, dans ce circuit de précarité, Madame W. développait une embolie pulmonaire. Elle saigne d’un côté et thrombose de l’autre, le traitement de l’un compliquera l’autre et inversement, la loi de reversions des réactions m’oblige à de grande réflexion.il faut trancher alors j’y vais-je prescrit l’anticoagulant. Madame W. est envoyée dans la nuit aux soins continus.
La nuit suivante c’est madame C. et son foie réduit qui échappe à notre vigilance, elle rejoint madame W. dans le purgatoire du soin. C’est au tour de monsieur L. avec son occlusion de me faire faux bond. Le jour-même madame C. nous quitte, tous les organes ont abdiqué. C’est le lendemain que monsieur L. la rejoint…
Dure semaine pour un docteur. Perdre un patient n’a pas toujours la même intensité : Il y a les patients qu’on perd parce qu’ils étaient arrivés au bout de la route et il y a ceux à qui l’on pouvait peut-être proposer quelques années de voyages. Quand tout s’enchaine et se complique en quelques jours, on s’agite, tout s’emballe et le doute s’installe. Mais impossible de fléchir, il faut réagir, et sauver ceux qui le peuvent.
C’est alors que je me suis donné une mission, celle de sauver notre madame M. quoi qu’il en coûte. La patiente qui me semblait la plus fragile deviendrait ma mascotte, le blason de ma mission, je ne perdrai pas un autre patient cette semaine. Quel pari fou ai-je fait ? Quelle déraison, peut-être même un manque de professionnalisme. Mais je suis un humain, et bien que forgé dans le creuset stoïcien et cartésien, plusieurs gouttes d’hédonisme et de romantisme se sont mélangées. La médecine manque parfois de poésie mais par cette folie je prenais le risque de m’effondrer si j’échouais. Alors j’ai travaillé, réglé, battu le rappel, j’avais désigné cette patiente pour survivre.
Les premiers jours étaient noirs, noirs comme le pronostic de la patiente, son avenir était étouffé sous d’épais et sombres nuages. Un tiers de chaque poumon restait actif, le potassium avait encore baissé d’un cran, tout foutait le camp.
Le jour deux n’est pas plus radieux, la patiente ne fait que dormir et c’est grâce à l’oxygène qu’elle respire.
Le jour trois ressemble au précédent et au suivant.
Le jour cinq s’éclairci, la patiente est moins endormie, l’oxygène est diminué.
Jour six et sept, le potassium se stabilise, la patiente fini son assiette.
Le jour huit, c’est la réussite, l’oxygène est retiré, la perfusion disparait.
Madame M. est rayonnante au jour neuf, elle commence à y croire, elle sortira de cet endroits, je m’accroche à son sourire comme un naufragé à une bouée.
Les jours passent et madame M. se lève, elle marche, elle vit. Voici comment se fait la médecine, on escalade, on chute, on s’accroche, on lâche, on perd l’espoir et parfois, dans l’obscurité, on perçoit un rayon de soleil qui nous force à continuer de monter sans se retourner. Madame M. à sauver mon esprit, elle a décidé de rester en vie pour ceux qui étaient parti, pour ça je lui dit merci.
Iconographie: Moisson par Natalia Sergeevna Goncharova
Merci pour ce rayon de soleil dans un ciel chargé de nuages.