UN SCANDALE EN BOHÊME
- Les carnets d'Asclépios
- 30 nov. 2022
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mai 2024

Monsieur R., cinquante-huit ans, est poussé aux urgences par son épouse pour des troubles du comportement. En effet, cet homme sans antécédents et qui ne prend aucun traitement semble développer depuis un mois et demi des manies. Perdu dans ses pensées, il est dissipé, de ses yeux a disparu toute fraicheur pour ne garder que de la stupeur, quelque chose cloche, il décroche. C’est ainsi que son épouse nous confie son esprit décousu dans l’espoir qu’on le rapièce.
Au premier abord, le contact est étrange. Le patient est dans le contrôle. Je le scrute et l’inspecte, raide sur sa chaise, son dos fait un angle droit parfait avec ses jambes, sa tête bien dressée et droite, les deux mains posées respectivement sur chaque cuisse. Chacun de ses gestes est rigide et stéréotypé. Rasé de très près, il est coiffé au gel et abuse clairement du parfum. Trop propre sur lui pour être authentique, il existe un paradoxe vestimentaire qui m’interpelle. Il est vêtu d’une chemise blanche froissée et d’un pantalon à pince bleu tâché.
Passé le temps de l’observation vient l’instant des questions. Je débute mon interrogatoire et je suis témoin d’une entourloupe. Monsieur R. est impressionnant. Il réussit par l’intonation de sa voix et les ponctuations de ses phrases à me faire croire qu’il me répond alors que ses mots sont totalement hors de propos. Non pas qu’il soit confus, mais il passe du coq à l’âne dans une logorrhée qui me perd et le tout avec un aplomb insolent.
Il dépeint le problème sans le décrire, le frôle sans en parler, l’affirme sans l’assumer, le nie sans le masquer. Discussion étrange qui se prolonge sans ne rien dévoiler.
Voici comment se dévoile le début du scandale.
Le contact est certes mystérieux, mais être un original n’a jamais fait d’un individu un malade. Objectivement, sauf un comportement et une personnalité atypique, il n’existe pas de réel trouble neurologique. Comme je sais rester modeste devant cette traitresse qu’est la Médecine, un scanner, une imagerie par résonnance magnétique, un électro-encéphalogramme et des analyses biologiques lui sont infligés qui notent tous une banale normalité. Pas le moindre grain de sable dans la machine, pas le moindre os à ronger, force est de constater que monsieur R. est seulement « un peu bizarre ».
Son épouse et son fils nous affirme par téléphone que suite à leur visite, il leur semble que le patient soit revenu à son état antérieur.
Nous apprenons dans le même temps que depuis quelques jours, le patient consommait des antidépresseurs pour des troubles de l’humeur. Ceux-ci n’avaient pas été administrés au cours de son séjour à l’hôpital, le coupable était alors tout désigné, nous avons conclu à une cause iatrogène, un effet indésirable du traitement dont il fut sevré par la force des choses. Nous l’avons donc laissé retrouver sa liberté et l’affaire était classée.
Quatre jours plus tard…
Dans l’après-midi, je suis appelé par une charmante interne postée aux urgences. Elle souhaite me présenter un malade qui justifierait d’une hospitalisation. Il s’agit de Monsieur R. qui a pour la seconde fois été déposé par sa femme. Les troubles ont récidivé et se sont aggravés.
Deux jours auparavant, il s’est lancé dans une procession, une randonnée dans le salon, car plusieurs heures durant c’est en rond qu’il tournait autour du divan. Pas de but, point de destination, il se laissait porté par sa pulsion. La veille, il serait même resté figé sur le parking d’une supérette, stoppé, rivé, à regarder dans le vide et à vivre dans sa tête. Perdu dans ses pensées, il ne sut plus revenir dans sa propriété. Pour couronner cette folie et convaincre sa femme de nous le confier, il a subitement présenté une « crise avec des mouvements des bras très amples ». Pas de perte de connaissance, des symptômes sans aucune ressemblance avec un diagnostic connu, monsieur R. présente un tableau très biscornu.
Troubles psychiatriques ? Début de démence ? Maladies neurologiques ? Petites absences ? Crises clastiques ? Dégénérescence ?
Il s’agit de chercher vite et bien sans rien négliger, car à cinquante-huit ans, le pronostic est important.
Les jours se suivent et la fuite de la raison n’est pas colmatée, l’évaporation de la conscience pointe à l’horizon et nous ne retrouvons pas le bouchon.
La biologie sanguine est toujours inchangée, la deuxième IRM cérébrale également. Plus qu’une chose à faire pour avancer dans cette affaire : la ponction lombaire.
Les méninges sont comme les douves qui entourent le château fort d’une cité neuronale. Principales défenses des hordes barbares mais également source d’irrigation. Ainsi, lorsque l’ennemi contamine la source il y a péril en la demeure.
La ponction lombaire consiste, tel d’Artagnan, à venir piquer entre deux vertèbres à l’aide de son aiguille pour recueillir le précieux liquide. Les quelques gouttes récoltées seront ensuite analysées pour déterminer la nature de l’ennemi.
Pour monsieur R., les résultats sont clairs c’est une méningite lymphocytaire.
On sait que les défenseurs de l’organisme que sont les lymphocytes se sont jetés à l’eau, mais on a beau scruter et analyser, aucun germe n’est retrouvé.
La méningite, bien que très connue dans sa forme bactérienne grave du sujet jeune peut revêtir de multiples autres casquettes. Elle peut révéler d’autres infections bactériennes plus rare, des atteintes virales, parasitaires mais aussi auto-immunes, tumorales, lymphomateuses, une maladie de Creutzfeld-Jacob, un syndrome paranéoplasique et j’en passe. Nous savons donc où ça chauffe mais nous ne comprenons toujours pas pourquoi.
Il s’agit maintenant de mener l’enquête. Dans un petit centre hospitalier, coordonner des examens que le laboratoire ne fait qu’une fois tous les cinq ans autant dire que la tâche se promet fastidieuse. La première hypothèse est l’attaque virale, on traite donc comme tel mais force est de constater que l’état de cet homme s’aggrave.
Les investigations sanguines ne ramènent rien, presque rien. Il y a bien une chose qui s’allume. Quelques anticorps anti-syphilis se prennent dans les filets de nos analyses. Mais c’est impossible. La neurosyphilis est une pathologie qui a pratiquement disparue de nos pays occidentaux.
C’est peu probable mais pouvons-nous laisser planer le bénéfice du doute ? On demande des analyses sur le liquide cérébral.
Envoyée à Lille, après presque dix jour de laborieuses recherches, le diagnostic tombe un mercredi après-midi… Neurosyphilis.
Le traitement repose sur quinze jours à trois semaines de traitement antibiotique, ce que nous débutons, mais il reste un problème : où le patient a-t-il été infecté et surtout, sa femme est-elle atteinte ?
Un cas de conscience se présente. Le secret médical m’interdit formellement de discuter du diagnostic avec son épouse, la morale quant à elle me crie « non-assistance à personne en danger ». Dans les deux cas, je trahirai des principes. Il m’est donc possible de me cacher derrière la loi où de me mouiller en trahissant mon patient. Le conflit s’installe et mes collègues ne sont pas d’une grande aide. Chacun a son avis sur la question et les avis sont partagés. Il n’y a pas d’urgence, je me laisse donc le temps de la réflexion.
Mes premiers entretiens consistent en l’annonce du verdict à mon pensionnaire. Le patient le nie en bloc : « La syphilis, et puis quoi encore ». Cette maladie d’un autre âge est faite pour les écrivains torturés et les marins égarés, pas pour un homme moderne et marié. Alors que s’était tissé un semblant de lien entre lui et moi, tout part en éclat à l’assaut de mes révélations. Chaque jour je distille quelques gouttes de mon poison, celui de la vérité qu’il se refuse à entendre. À chaque fois les mêmes objections, les même soufflements ou ricanements selon l’humeur de l’instant.
Les jours passent et l’homme sombre. Des troubles psychiatriques se développent et l’enveloppent dans un écrin d’épines. Malgré le traitement c’est l’effondrement, il démonte son lit et aligne chaque élément sur le sol, il vit et se déplace nu, il passe des heures à regarder les allers et venues des voitures sur le parking. Ce ballet quotidien jamais ne le lasse. L’homme propret s’est transformé en ermite hirsute. Enveloppé dans sa couverture comme seule fourrure, ses cheveux entremêlés se fondent dans une barbe fournie et mal taillée. Puis, l’homme s’arrête de manger, de dormir, les journées sont ponctuées par les fugues. Le comportement devient inadapté, incohérent, ingérable. Des rires sardoniques font suite à des emportements de colère. Mais dans cette tempête, cette confusion, je garde le cap et l’attaque. Je canonne mon diagnostic pour briser le bouclier mental.
Alors qu’il commence à balbutier l’ébauche d’une acceptation, j’initie de nouvelles disputes avec des questions portant sur la fidélité dans le couple. Il m’informe être marié depuis ses 18 ans et ne jamais avoir trompé son épouse. Je sors de la chambre un peu chahuté. Deux solutions s’offrent à moi : soit le patient n’a pas la syphilis, ce qui semble quasiment impossible à la lecture des résultats, soit la tromperie vient d’en face. Malheureusement, le patient refuse de dévoiler les informations à sa femme.
Les jours s’amoncellent sans que je n’arrive à perquisitionner son esprit. En attendant, la criminelle court potentiellement à la recherche de sa prochaine victime.
Fait étrange, après trois semaines d’hospitalisation, jamais il n’a demandé après sa famille.
Elle se compose de son épouse, initiatrice de la prise en charge et de deux enfants, Steven son ainé et Jennifer sa fille.
J’ai eu l’occasion de rencontrer les deux premiers.
Tout d’abord sa femme, avec laquelle j’ai fait connaissance par téléphones interposés. Celle-ci n’est pas très loquace et ne m’aide pas dans mes investigations. Je tire de toute mes forces sur la corde de ses souvenirs pour obtenir quelques bribes d’informations. Malgré l’absence d’échange elle accouche tout de même d’un indice. Monsieur R. a commencé par présenter des troubles du comportement légers il y a quelques années. Initialement pris pour du surmenage, le patient est en arrêt de travail de longue durée. Était-ce le début de l’histoire ?
Il y a 1 mois, la mère de mon interlocutrice dont mon patient semblait très proche est décédée. Cette date coïncide avec l’aggravation des troubles.
Etant donné que le patient refuse de nous parler et repousse nos propositions de faire venir son épouse, je comprends qu’un problème familial se cache. La clé de voute de l’affaire n’a pas encore été dévoilée.
Je vois ensuite le fils en entretien, fils qui est venu rendre visite à son père. Comme avec son père, le contact est étrange. Il passe du coq à l’âne, bégaye et bafouille. Mais de cet entretien, je retiens une chose, il a passé une heure avec son père qu’il trouve tout à fait normal…
Je lui ai bien demandé de préciser à plusieurs reprises, mais oui, pour lui, son père est quasiment comme avant. Son père qui je vous le rappelle vit nu sous sa couverture, mange ses repas en mélangeant entrée, plat, fromage, dessert, et joue à Zorro avec sa brosse à chiotte. Je ne dis rien, le remercie et me retire.
Comment est-ce possible ? Le fils est-il aussi dérangé que le père ? Quel élément me manque-t-il ?
Je glisse et patine, ces investigations n’ont aucun sens. Le tableau est atypique, les indices quasi inexistants. Les deux seules pièces à conviction m’aiguillent vers une maladie ayant presque disparue. Aucun mobile, quand bien même cette maladie serait la bonne, comment l’aurait-il attrapé ?
Dois-je continuer à lui imposer le traitement ? dois poursuivre mes recherches ?
Le doute m’assaille, mon esprit est complètement tourné vers cette affaire.
Il y a tout de même une piste que je n’ai pas encore suivie, ce loup, cette énigme familiale, ce blocage, ce gros tabou. Un trou noir dans les conversations qui ne se laisse voir que par son invisibilité.
Je décide de confronter mon malade avec son épouse.
Elle arrive, entre dans la chambre et ferme la porte. Dix minutes se passent et elle me demande :
« -Ça ne va pas du tout docteur, il s’aggrave »
J’avoue qu’à ce moment c’est moi qui perds la tête.
Pour moi le patient s’est aggravé mais reste stable dans la médiocrité depuis quelques jours. Mais à quarante-huit heures d’intervalles, deux membres de la famille le trouvent normal pour l’un et perdu pour l’autre…
Elle m’indique que son mari ne l’a pas reconnu et ne se souvient plus des noms de leurs enfants.
Je dois en avoir le cœur net, j’entre dans la caverne et tombe sur un monsieur R. qui se marre derrière sa barbe hispide. Je lui demande qui était la personne qu’il vient de voir. Il répond :
« -Gisèle, ma femme
-Et vos enfants s’appellent ?
-Steven et Jennifer ».
J’ai confirmation que le patient se fout de moi et surtout de sa femme.
Il est posté devant moi, goguenard, fier de lui mais en même temps il comprend que j’ai percé le mystère. Quel mystère ? Seul lui le sait, mais il m’a montré où chercher et il sait son temps compté. Je saisi le moment pour le questionner insidieusement. Et là il m’explique. Je ne sais ni pourquoi ni comment, mais c’est à ce moment précis, alors que sa femme attendait dans le couloir qu’il choisit de passer aux aveux.
Il y a maintenant quatre an, monsieur R. a trompé sa femme. Il a vu des hommes, beaucoup d’hommes. Personne n’est au courant. Il semble porter ce fardeau depuis des lustres. En plus de la honte qu’il porte d’avoir trompé celle qu’il a épousée il y a quarante ans, il se méprise à l’idée d’une homosexualité. Plusieurs fois, des pulsions, des envies, des ondes de vie. Malheureusement il ne s’est pas protégé. Alors il se rajoute à cette charge morale celle d’avoir contracté la syphilis et le risque de l’avoir transmise à madame R.
Il m’a enfin autorisé à en discuter avec elle. Même si le patient ne peut imposer au médecin la levée du secret médical, il est toujours plus simple de le transgresser avec l’accord du malade. J’ai donc opté pour le suivi de la morale au détriment de la loi.
J’ai expliqué à madame R, en louvoyant légèrement, qu’il était possible que peut-être il s’agisse de la syphilis sans que nous en soyons sûr mais que comme on ne sait pas… bref, faites-vous tester par prudence.
C’était la manière la moins brutale que j’ai trouvé pour m’assurer que cette dame ne court aucun danger. J’ai également mis le médecin traitant dans la confidence pour assurer mes arrières.
Monsieur R. ne m’a plus fait l’honneur de ses épanchements. La syphilis avait révélé des fondations fragiles et mettait au jour une maladie psychiatrique sous-jacente. Il est retourné s’enfouir profondément dans sa citadelle assiégée. Son état ne s’est plus amélioré, il ne s’est pas non plus aggravé. Il s’était imprimé au fer rouge les remords de ce qu’il prenait pour des vices, marqué les murs de la citadelle encerclé, des sévices auto infligés qui laisseront comme séquelles un homme seul et torturé condamné à errer dans les rues vides d’une ville torpide.
Chaque errance comporte ses conséquences, j’avais élucidé le mystère d’une vie de bohème mais mon diagnostic n’améliora pas son pronostic. L’homme était complice et victime et il a choisi comme prison une vie de lamentation.
« N’est-ce pas par le cœur que s’éclairent les mobiles et les actes des créatures humaines ? »
Arthur Conan Doyle
Iconographie: Dessin de Sidney Paget
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