SEULE SUR LA TERRE
- Les carnets d'Asclépios
- 19 juil. 2021
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 juin 2024

Madame E. flotte dans la vie depuis quatre-vingt-un ans pour venir se perdre au large, dans les abîmes du quatrième étage de l’hôpital local. Avant de s’échouer ici, elle a, au cours de ces douze derniers mois, déclaré un cancer du côlon, subi une intervention, absorbé de la chimiothérapie en perfusion et enduré des douleurs à foison. La vie la mitraille jusqu’à ce que les jambes déraillent.
Cette femme atterri ici parce qu’elle est mal tombée ce midi. Abîmée par les douleurs, la fatigue et les malheurs, elle est prise d’un malaise et chute chez elle devant sa chaise. Impossible de se relever, un dos déjà très usé ne permet plus de la soulever. Quand on vit seule sans personne autour, l’unique espoir réside dans les services de secours. C’est ainsi que la marée motorisée vient déposer la naufragée de la vie sur les plages des urgences.
La nuit passe pendant que les douleurs persistent et la détraquent. Le matin venu, le flot des soignants dont je fais partie débarque.
Je reçois les transmissions de l’infirmière de jour qui les reçoit elle-même de celle de nuit. Les informations concernant madame E. sont claires : un malaise, un dos foudroyé par la souffrance qui l’empêche de bouger et un antécédent récent de cancer à encaisser. Partant de ce sombre constat, je devine l’étendue du travail qui se présente à moi. Si je souhaite la remettre sur pieds chez elle, La première étape sera d’effacer ses douleurs mortelles, sans cela, le reste de la prise en charge chancelle.
Après avoir studieusement épluché son dossier, je me dirige vers la chambre 458 pour rencontrer notre nouvelle égarée.
J’initie la conversation et la bombarde de questions. J’oriente rapidement le cours de nos échanges sur les douleurs qui la dérangent : localisations, irradiations, intensités, … mais rapidement je m’aperçois au fil de nos mots que la préoccupation de ma patiente ne s’axe pas autour de ses douleurs, ni de son malaise qui ne l’inquiète pas outre mesure, le cancer elle n’en a cure, mais c’est bien une tout autre plaie qui attise sa souffrance et constitue sa blessure. Elle me fait part d’une grande tristesse à l’évocation du mot « cancer », non pas le sien, mais ceux qui ont touché sa famille. Elle m’explique que sa mère fut la première à être dévorée par le crabe. Elle poursuit son histoire ornée de larmes en me parlant de sa sœur victime de la même maladie puis de sa cousine qui était également sa voisine. De victime en victime, Madame E. perdait chaque pétale de sa famille et son entourage se réduisait comme peau de chagrin pour bientôt ne laisser plus rien. N’ayant pas eu la chance d’avoir des enfants, elle m’annonce enfin dans un fracas de pleurs que depuis trois mois elle est veuve. C’est alors que je vois apparaître dans ses yeux un reflet de détresse, celui de la naufragée esseulée, celle qui sait que la vie n’est plus pour elle. Maintenant, Madame E. parcourt le monde sans destination, elle se faufile dans les méandres des ruelles sombres et désertes sans jamais croiser de regard familier. J’ai senti résonner en moi l’écho de sa solitude. Elle ne demandait qu’une chose, quitter cette existence dans laquelle elle n’était plus attendu par personne. Son mal ne venait ni de son dos, ni de son ventre, ni de son cœur, mais bien de son âme qui souffrait d’une dépression sévère parce que la vie l’avait abandonné sur terre.
On a soulagé ses douleurs, écarté une nouvelle tumeur, remusclé ses membres, et malgré les soins, elle baignait encore dans le chagrin.
Mon travail de médecin était terminé. Je ne pouvais pas lui prescrire d’amitié, ni lui offrir le fils tant désiré, ni même ressusciter son défunt mari qu’elle avait aimé. J’ai été contraint de relâcher madame E. dans le courant de la vie, condamnée à errer seule sur cette grande planète. Moi je suis resté avec mon impuissance devant ma défaite car j’avais sauvé le corps pour condamner la tête.
Iconographie: Automat par Edward Hopper
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