LE LION ET LE RAT
- Les carnets d'Asclépios
- 24 juin 2021
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 juin 2024

Service conventionnel d’hématologie du centre hospitalier régional universitaire. Je suis interne et on accueille Madame J., une jeune femme de vingt-trois ans pour une pancytopénie. Une cytopénie, c’est une baisse plus ou moins profonde d’une lignée cellulaire de la moelle osseuse. Cette moelle fabrique les globules-rouges qui oxygènent le sang, les globules-blancs qui défendent le corps des assaillants et les plaquettes qui empêchent les saignements.
La pancytopénie c’est lorsqu’il manque des trois. En clair, la moelle osseuse ne fonctionne plus. Chômage technique, tout le monde dehors, on ferme. Comme vous l’avez compris, si l’usine s’arrête il n’y a plus d’oxygénation du sang et l’oxygène c’est important ; plus de défense de l’organisme et les microbes sont omniprésents ; et plus de barrière contre les saignements et saigner de partout ce n’est pas plaisant.
Par chance, cette patiente conserve quelques globules-rouges qui maintiennent le corps en fonctionnement. Les globules-blancs sont au plus bas mais par chance aucun germe pour le moment ne la touche, quant aux plaquettes, elles baissent et quelques traces de sang apparaissent sur les jambes et dans la bouche.
Les symptômes sont là, reste à savoir pourquoi la moelle est en pause.
La patiente est enfermée pour sa protection dans une « bulle », une chambre d’isolement à flux. Pas de visite, une entrée contrôlée après être passé par un sas de transition et d’avoir revêtu la charlotte, les gants, le masque, la surblouse et les surchaussures.
Commence alors les recherches étiologiques. La patiente est longuement interrogée sur son mode de vie, sur ses prises médicamenteuses, ses antécédents, et cætera, et cætera, vous connaissez la chanson.
Elle a ensuite le droit à la valse des examens : biologies tous les matins, scanner, myélogramme, pic et pic et colégram… Et rien.
C’est à peu près ce que rapporte l’ensemble des examens : R.I.E.N.
On a éliminé les diagnostics gravissimes de type leucémies et compagnie, mais aucune piste sur l’origine de cette aplasie.
L’ensemble de l’équipe commence à se gratter la tête.
C’est alors que commencent les sur-interrogatoires. L’externe puis l’interne dont je fais partie s’y collent, mais sans ouvrir de nouvelle piste. C’est alors l’entrée dans la danse de l’hématologue. L’interrogatoire est policier, tout est repris du début, chaque question est posée à nouveau, l’examen répété mais toujours rien.
Frustration, incompréhension, la moelle est toujours en abstention.
Le moment est venu d’appeler à la rescousse les internistes (les spécialistes de la médecine interne).
Ils reprennent le dossier de A à Z mais rien ne manque. Hémopathies, maladies auto-immunes, infectiologie, toxicologie, iatrogénie, madame J. a subi toute la panoplie et rien n’en est sorti.
Les globules dégringolent et plus personne ne rigole. On ne peut se permettre de perdre une patiente de vingt-trois ans.
Alors chaque jour on la réinterroge sur ce qu’elle a fait, mangé, consommé, réalisé sur l’ensemble des journées des semaines passées et le résultat reste nul. Tous les internes et les externes tentent leur chance. On ne sait jamais, un changement de personne, une mise en confiance, une remémoration subite. Mais rien.
La patiente s’impatiente et l’équipe s’irrite. Mais aucune idée de génie ne surgi. La patiente a rencontré trois externes, quatre internes, deux séniors, sans compter les infirmières et aides soignant(e)s, mais non, rien de plus, pas de piste nouvelle à arpenter.
L’équipe est désemparée.
Un matin, l’externe de pharmacie décide de suivre un interne dans sa visite. L’externe de pharmacie est encore plus bas situé dans la chaine alimentaire hospitalière. Si l’externe en médecine est autorisé à tenir le mur, l’externe de pharmacie a tout juste le droit de consommer le même air que les autres. Bref, cet indésirable hospitalier décide d’exister.
Dans l’ombre de l’interne, elle observe. Sans mot dire, elle inspire. Coûte que coûte, elle écoute. Arrivée chez madame J. lui vient cette folie de parler, pire, de la questionner. Comment ? pourquoi ? l’information sort enfin. Le graal tant attendu, l’objet des recherches depuis sept jours est découvert par l’externe de pharmacie.
Il se trouve que Madame J. est allée s’enjailler dans un festival estival. Bonne soirée, super ambiance, on se laisse prendre par la danse et subtilement on nous propose, sans que la question ne se pose, de s’envoyer une petite dose.
Madame J. a en effet consommé une fois lors de ce festival il y a trois semaines, juste pour essayer, une dose de cocaïne. Jusque-là, rien de méchant. Mais notre chère Laurie, externe de son état, avait plus d’un tour dans son sac. Il s’avère qu’elle avait étudié la question récemment dans le cadre d’un mémoire. Au moment des faits, il tournait dans la région des stocks de cocaïne coupée avec un antibiotique vétérinaire qui a la particularité de présenter comme principale effet indésirable l’induction de pancytopénies profondes mais provisoires. La moelle de madame J. est revenue de congé et les lignées ont été recouvrées.
Pas de séquelle pour madame J., juste une grosse frayeur pour une soirée de candeur.
Je vous laisse avec la morale de cette histoire :
« Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde, on a souvent besoin d’un plus petit que soi. »
Jean de La Fontaine
Iconographie: "Le lion et le rat" Livre deuxième, fable IX, Dessin de Gustave Doré, gravure sur bois de Louis Dumont
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