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LE GLISSEMENT DES RESPONSABILITÉS

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 12 juil. 2021
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024



Monsieur Q. vient frapper à la porte des urgences suite à la découverte de plusieurs adénopathies médiastinales sur un scanner thoracique réalisé en ville. Cet homme a consulté le docteur Wikipédia sur internet et a rapidement vu accroché au mot « adénopathies » le mot « lymphome ». Le voilà donc aux urgences un dimanche soir pour se rassurer sur son état de santé (de toute façon il n’y avait rien à la télé).

Après avoir exigé d’être hospitalisé, ce charmant monsieur aux ganglions enflés termine sa course dans le lit 206 de mon service.


En ce lundi matin terne en médecine interne, je m’attèle à l’examen des dossiers nouvellement entrés puis j’initie mon inertie routinière de la visite journalière.

Onze heures trente, les urgences sont gérées, il ne me reste qu’à examiner mon entrée. J’entre dans la chambre, salue l’homme sur son fauteuil et avant même que je ne me présente, je reçois un « Ah, quand même » en plein dans l’oreille. Grincement de dents, je sens les rouages de la susceptibilité se mettre en branle, mais mon statut de médecin m’oblige à m’empêcher. Je rétorque alors d’un simple « Pardon ? ».

Réponse et confirmation de ce patient sans grande éducation :

«- Je me demandais quand vous alliez passer !

-Voyez-vous monsieur, deux de mes douze patients nécessitaient une prise en charge urgente ce matin. Mais peut-être aurais-je dû les laisser pour m’occuper de votre personne. »

Le patient se sentant un peu morveux descendit d’un étage et je pu reprendre au dernier aiguillage.

L’interrogatoire puis l’examen réalisés, j’ai expliqué à ce grand malade le programme des festivités.

Il existe deux catégories de patients dans un hôpital : primo, ceux qui nécessitent une hospitalisation formelle, c’est-à-dire qu’à l’extérieur de ce lieu, leur vie serait clairement mise en danger. Secundo, les hospitalisés de complaisances, ceux que l’on héberge pour soulager la famille dans des situations de gériatrie lourde ou bien que l’on accueille pour accélérer des prises en charge fastidieuses. C’est le cas de ce monsieur Q. qui se porte comme un charme mais à qui l’on a effectivement découvert des signes pouvant orienter sur des pathologies graves. Ce bilan pourrait être (est souvent) réalisé en externe, mais puisqu’il est là, autant terminer ici.

Bref, tout ça pour vous dire que dans cette deuxième catégorie, j’ai maintenant pris le parti de bien expliquer aux patients qu’ils resteront hospitalisés environ une semaine pour boucler l’ensemble des examens. J’ai trop souvent été confronté à cette immaturité qui s’éveille au troisième jour puis aux caprices véloces exigeant une sortie précoce. Comme les choses qui vont sans dire vont toujours mieux en les disant, le contrat est passé oralement et non plus tacitement.

J’expose donc le menu au patient et il l’accepte. Je précise que l’objet des recherches consiste essentiellement dans l’élimination des diagnostics inquiétants dans lesquels je cite le célèbre cancer et le moins connu mais non moins grave lymphome. Viennent ensuite les infection diverses et variées et autres maladies exotiques au lexique épicé.

Le patient consent, je monte donc son dossier. Je m’installe au calme, remplis les données médicales, l’observation, je prescris ses traitements habituels, je demande informatiquement les différents examens, les secrétaires me les placent dans quinze jours alors que je les ai demandés rapidement, je prends mon téléphone, j’appelle trois fois car le numéro est occupé, je tombe enfin sur une secrétaire antipathique qui m’explique qu’elle ne peut rien faire pour moi, je dérange le radiologue pour avancer l’acte, ce qu’il accepte, puis je rappelle la secrétaire que j’ai par chance au bout du deuxième appel pour lui expliquer que le radiologue est d’accord pour avancer le rendez-vous, ainsi, elle fixe enfin l’examen dans le délai souhaité initialement… La routine de l’hôpital public. Monsieur Q., a déjà occupé une heure trente de temps médical sans compter les autres personnes réquisitionnées.


Mardi matin,


Arrivée aux aurores, relève, café, visite et aux alentours de onze heures quarante-cinq, passage chez monsieur Q. qui m’accueille chaleureusement avec un « Faudrait revoir votre organisation là ! Depuis que je suis entré on ne me fait rien ! »

Je lance un « Bonjour » accompagné d’un sourire.

Il l’ignore et continue de plus belle : « -Si c’est comme ça je sors contre avis ! ».

C’est curieux cette vision de la situation. Monsieur Q., malgré ses soixante-deux ans, pense que la responsabilité de la sortie m’incombe. Je ne suis absolument pas étonné car l’hôpital est un prisme de ce que l’on peut distinguer dans la société, mais je suis toujours surpris de voir ce glissement des responsabilités. Faire porter les conséquences de ses actes par un autre.


L’exemple le plus récent reste le port du masque qui est effectivement mis lorsque cela devient obligatoire.


Mais revenons à cet homme. Il pensait me menacer. Comme si le fait qu’il sorte puisse faire naitre chez moi du trouble ou une quelconque allégeance. Pire, il a lancé cette bravade en étant certain que je le retiendrais. Voilà une belle marque de courage. C’était aussi une terrible erreur.

J’ai répondu, en accompagnant le geste à la parole, que la porte était ouverte et que je n’avais aucun pouvoir pour le retenir. J’ai précisé qu’il n’était pas en prison mais à l’hôpital, et étant en possession de ses facultés mentales, rien ne me forçait à le garder. J’ai poursuivi en lui expliquant que cette hospitalisation n’avait rien de vitale, que nous lui faisions une faveur en acceptant de le garder une semaine pour réaliser tous les examens qui avaient d’ailleurs débutés. Le « On ne me fait rien » ne comprenait a priori pas le scanner thoraco-abnomino-pelvien, les bilans biologiques, l’analyse d’urine et l’électrocardiogramme. Il restait certes des investigations à mener, ce que j’avais réussi à programmer pour tenir mon engagement d’une semaine maximum d’hospitalisation.


Suite à ma tirade, le patient se senti très bête et ne su comment réagir. Il attendait les supplications, il eut l’affront. Il resta là, pantois et prépara ses affaires.

Quelques minutes plus tard, je reviens dans ses quartiers pour lui rendre une ordonnance oubliée. Ce dernier tenta une ultime crânerie, la technique de la pirouette qui consiste à inverser la rhétorique.

«- Vous me faite sortir avec un cancer, mais vous êtes un criminel !»

« Ou je me suis mal exprimé, ou vous m’avez mal compris, mais je ne me souviens pas vous avoir dit que vous aviez un cancer, seulement qu’on voulait s’assurer que vous n’en aviez pas. De plus, vous n’allez pas mourir, en tout cas pas tout de suite, et le bilan peut être coordonné en ville, maintenant je vais vous demander de quitter la chambre, des malades aux urgences ont réellement besoin du lit ».


Et je suis parti.


Ce patient a oublié deux choses. La première est que le système n’est pas à disposition des exigences de chacun et la seconde, que nous sommes responsables de nos actes et de nos paroles. De mon côté j’ai pris mes responsabilités et j’ai mis ce rustre dehors.

J’ai bien évidemment été insulté par monsieur Q., puis par sa charmante épouse (qui se ressemble s’assemble). Pour finir, j’ai eu la visite de son frère, un être délicieux qui m’a très courtoisement proposé d’insérer une lame dans mon abdomen le soir même sur le parking. Je n’ai bien évidemment croisé personne en partant. Le courage n’est pas la marque de la famille a priori.


Cet homme a été la première plainte de ma carrière à mon encontre. Je crois que la lettre du service relation était encore plus acerbe que mes mots… Ils connaissaient ma ligne directrice et ont vite cerné l’énergumène qu’était monsieur Q.

Notre ancien patient a fini par insulter tout le personnel de l’hôpital qu’il a qualifié « d’incompétents ». Il semblerait que la DRH ait manqué de clairvoyance.


Ce qui est réellement intéressant dans ce récit, c’est cette remarque que j’entends très régulièrement : « Bon, je sors quand docteur ? »

Ma réponse est invariablement « Quand vous le souhaitez ».

Je distingue la question qui a valeur de recherche d’information à laquelle je réponds sérieusement de la question qui induit qu’il faut « se presser » parce que quand même, « on a autre chose à faire ».

L’hôpital est un lieu ou l’on traite les personnes qui le souhaitent. Je ne viens pas chercher les gens chez eux. Ceux qui en général on réellement choisi de rester à leur domicile y reste.

Mais j’ai depuis longtemps choisi de ne pas entrer dans cette relation perverse qui voudrait que l’on supplie les patients de ne pas partir. Cette déresponsabilisation amenant invariablement vers l’assistanat est un symptôme inquiétant d’une société malade pour laquelle il faut se battre.


Je peux être la personne la plus protectrice qu’il soit, la plus impliqué, la plus combative pour mes patients, mais je ne forcerai jamais une personne à se traiter, et surtout, je ne laisserai jamais glisser sur mes épaules la responsabilité de l’hospitalisation de patient(e)s incapables d’assumer leurs obligations.


Á ce jour, monsieur Q. n’a pas le début d’un cancer.




Iconographie: Lune au-dessus des champs par Paula Modersohn-Becker







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