LA MÉTAMORPHOSE
- Les carnets d'Asclépios
- 10 déc. 2023
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mai 2024

Consultation première
J’ouvre la porte de la salle d’attente et vois apparaître une petite femme, un peu boulotte, une soixantaine d’années, deux piercings logés sous la lèvre inférieure, habillée simplement mais qui semble vouloir s’effacer du monde qui l’entoure. Elle entre dans le cabinet et se cache au fond du fauteuil Voltaire qui me fait front. Son registre lexical est simple mais respectueux. Elle possède dans la voix la même mélancolie qui assombrie ses yeux. Elle semble porter le poids du monde sur ses épaules et je ne le sais pas encore, mais je ne suis pas loin du compte.
. Elle explique venir me voir parce qu’elle n’en peut plus. Elle vit depuis des années avec des lombalgies extrêmement invalidantes. Elle est femme de ménage en chèque emploi service donc impossible de s’arrêter, une absence signifierait ne plus manger. De plus, elle gère un refuge pour animaux. Elle se sent plus à l’aise avec les animaux que les humains me dit-elle. Son mal de dos l’a déjà obligé à diminuer son activité. Fervente habituée des vide-greniers, elle n’a participé à aucun cette année. L’exposé de ses souffrances se poursuit avec quelques larmes qui viennent embrumer ses yeux déjà lourds. Les douleurs, personne ne s’en occupe, elle a déjà tenté d’en finir à deux reprises mais ses enfants lui ont fait promettre de ne pas recommencer, alors elle tient, elle vit dans la souffrance mais elle ne trahit pas sa parole. Moi je ne dis rien, je suis là, calé et j'écoute. J’essaie de m’imprégner du vécu et du ressenti de cette femme pour prendre la bonne décision car, je le sens, cette patiente n’a plus confiance et si je passe à côté, elle risque de perdre définitivement la foi.
L’interrogatoire terminé, je l’examine attentivement, elle a le dos en compote, déjà opéré, elle est contractée de toutes parts.
Les antalgiques initiés ne sont d’aucune utilité. Je me questionne mais j’ai peur de ne pas avoir le choix, je vais devoir initier de petites doses de morphine si je ne veux pas la perdre. C’est donc ce que je lui prescris. Elle me quitte avec des remerciements, ceux de l’avoir écouté. Cela me semble normal mais elle est agréablement surprise. Nous nous saluons et nous quittons.
Consultation deuxième
La patiente revient pour renouveler son ordonnance. Je l’accueille en salle d’attente, elle me précède dans le cabinet, elle s’installe et me dit « il faut que je vous remercie, vous m’avez sauvé la vie, merci infiniment » puis laisse échapper quelques larmes, de soulagement cette fois-ci. Elle m’explique pouvoir assurer ses ménages, avoir retrouvé goût à la vie et ne plus penser à mettre fin à ses jours. La douleur persiste à minima mais cela fait des années qu’elle ne s’était pas sentie si bien.
Je renouvelle ses médicaments et pendant la rédaction de l’ordonnance, elle me demande de bien jeter l’ancienne car elle se mélange parfois dans les dates. « Vous savez docteur, je suis un peu bête ». Je suis étonné de ce manque de confiance en elle car la patiente tient un discours dans une syntaxe simple mais sans erreur et je détecte un sentiment d’infériorité manifeste. Je ne réponds pas, termine mes papiers, jette les anciens et la reconduit.
Consultation troisième
Je ne me souviens pas bien du motif de consultation. Elle venait renouveler son traitement mais pas seulement. Ce dont je me souviens, c’est de la conversation. La patiente a commencé par me parler de ses symptômes puis elle a continué le fil de sa pensée. Elle m’explique n’avoir appris à lire et écrire qu’à l’âge de quarante ans. Elle a été adoptée à l’âge d’un mois par son beau-père. Son père ayant disparu, c’est l’autre compagnon de sa maman qui lui offre son nom.
Cet homme a déjà des enfants avec la maman de ma patiente, ses enfants, à lui, naturels, les siens. Ma patiente m’avoue qu’au plus loin qu’elle se souvienne, ce père de substitution la viole. Tous les jours, toutes les nuits. Elle m’explique qu’il l’emmenait en week-end ou en vacances en prétextant l’emmener dans sa famille. En fait, il louait une petite cabane dans laquelle elle devenait sa proie. Alors elle s’est bloquée, impossible d’apprendre à l’école, elle passait pour une débile là où elle n’était que victime. Elle a subi cela sans que sa mère ne remarque jamais rien ou fasse mine de ne rien remarquer. Pire, elle a toujours été dénigré et rabaissé par cette mère. Alors ma patiente grandit tant bien que mal jusqu’à devenir adulte. Puis elle rencontre des hommes. Il y en aura deux. Le premier était alcoolisé du matin au soir, elle ne pouvait jamais compter sur lui. Le deuxième va la battre presque tous les jours. Elle aura connu trois hommes dans sa vie. Un père qui la viole, un autre qui l’ignore et enfin un dernier qui la cogne. Elle m’explique ne plus pouvoir approcher un homme, détester le contact, les regards. Elle se réfugie dans son centre pour animaux. « Elle préfère les bêtes aux humains », je comprends mieux…
Malgré ce bagage, elle va élever 4 enfants. Elle m’explique avoir été dure, exigeante pour qu’il ne soit pas idiot comme leur maman. Elle ne savait ni lire ni écrire mais elle a réussi à le cacher. Quelle angoisse et que d’artifices au moment de faire les devoirs. Pourtant, les quatre enfants feront des études. Pour ma patiente, c’est une rencontre vers l’âge de quarante ans avec une institutrice qui changera sa vie. Cette personne prendra le temps de lui apprendre à lire et à écrire. Quelle prouesse, je suis encore admiratif en l’écrivant car apprendre à cet âge relève du miracle. La patiente ne s’est jamais confiée à personne. Elle me confie avoir porté ça sur son dos, ce fameux dos qui l’a poussé à venir me voir la première fois. Après une consultation qui a duré une éternité, je la raccompagne et la vois partir dans le flot de la vie.
Consultation quatrième
Cette fois elle vient me voir « pour rien ». Elle voulait seulement me remercier. Discuter fu salvateur. Elle m’explique très fièrement, « pour la première fois de ma vie j’ai tenu tête à ma mère ». « Et ? » L’interroge-t-elle. « Elle m’a fait la tête mais ça va mieux, ça m’a libéré ». Pour la première fois je la trouve légère. Elle s’est coupée les cheveux, elle porte un petit haut en fourrure bordeaux, elle fait attention à elle. Nous discutons et elle repart comme un papillon en me promettant de me mettre de côté une bouteille de vin de noix qu’elle va préparer prochainement.
Quelle rencontre. Je suis tellement fier d’exercer ce métier, celui qui permet de passer au travers des apparence, qui permet de comprendre comment une introvertie qui se plaint de son dos est en fait une âme blessée par l’horreur. Comment ce petit bout de femme, cette aide-ménagère renferme en réalité une résilience extrême qui a traversé le pire dans une vie tout en élevant brillamment ses enfants.
Quelle leçon de vie donné par ma patiente. Lequel des deux était vraiment le patient de l’autre ?
Iconographie: Fort Vimieux par William Turner
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