LA FAILLE
- Les carnets d'Asclépios
- 29 sept. 2023
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mai 2024

Elle entre dans le bureau avec ce que je considère être son mari et son fils. Lui me dit qu’ils sont là pour elle.
Les explications sont confuses. C’est lui qui m’explique ses symptômes, elle, de son côté, lui parle dans sa langue natale. L’interrogatoire est extrêmement difficile à mener. Les informations sont vaporeuses, les dates imprécises.
Après un moment trop long, j’arrive à comprendre que la femme de 40 ans qui se trouve devant moi présente une anorexie, une asthénie et un amaigrissement depuis plusieurs mois. Le mari me demande de réaliser un bilan sanguin. La fameuse prise de sang magique qui permet de tout détecter.
En creusant dans le dossier médical, je vois que des analyses ont déjà été pratiquées il y a quatre mois et qu’elles s’avèrent strictement normales. Je réfléchis à ce que je pourrais ajouter, ce que mon confrère aurait pu oublier, mais en relisant de haut en bas, je ne vois pas bien ce que j’apporterais de plus.
Reste la question de l’imagerie. Perte de poids, anorexie, asthénie et autres symptômes difficiles à préciser, je m’interroge sur la réalisation d’un scanner. Pendant que j’échange avec le « couple » je vois que ledit scanner a été fait il y a quelques semaines. Il est normal également.
Asthénie, anorexie, amaigrissement chez une femme jeune sans autre signe clinique, radiologique ou biologique : j’envisage la cause psychologique.
C’est alors que commence ma danse autour du pot. Ma chorégraphie linguistique se heurte au mur de la langue. Mes approches sont difficiles, chaque mot envoyé vers ma patiente est aussitôt converti en dialecte incompréhensible pour moi pour être de nouveau traduit en français par la bouche du « mari ». Ce ménage à trois est impossible et je ne contrôle absolument pas ce qui est entendu, compris et répété.
Lors de l’examen j’avais vu l’homme s’approcher pour m’observer. Oter le voile, dégager les zones auscultatoires des poumons et du cœur, palper le cou, autant de gestes menés sous l’étroite surveillance de monsieur.
Je sens que l’entretien tourne en rond. Je me demande comment approcher ma patiente sans passer par un intermédiaire. Mais j’ai un présentiment, quelques signes discrets qui me laisse penser depuis le milieu de la consultation que madame comprend très bien le français. Alors je m’adresse à elle, je lui explique que ses troubles peuvent être expliqués par un choc psychologique. La première réaction est la révolte, elle se tourne un peu offusquée vers son accompagnateur et lui parle de nouveau dans leur langue commune. Pourtant, je vois dans son œil que j’ai tapé juste.
Elle me dit « oui, c’est peut-être le stress », sur un air dédaigneux.
Mais après avoir louvoyé, j’y reviens, je lui demande si un élément ne pourrait pas expliquer son état actuel.
La réponse est « non ». Un « non » lancé dans une franche hypocrisie, un « non » solide qui transpire le mensonge, un mot posé avec aplomb mais avec des mains qui tremblent.
Je rétorque :
« Votre bouche me dit non mais vos yeux me disent oui. »
La réaction est immédiate, la masque tombe, l’armure avec, les larmes s’échappent. Pendant une dizaine de secondes, elle me lance un regard, un appel, un « au secours », elle établit un pont entre mes yeux et les siens, elle m’invite au fond de son âme d’où je ne peux que ressentir la souffrance et la détresse, puis, plus rien. Un regard vers l’homme et tout s’arrête.
La consultation se termine, je salue monsieur, puis madame et lui glisse discrètement qu’elle peut venir me revoir seule pour discuter si elle le souhaite.
Quelle frustration, mis à part avoir tapé juste, je ne sais rien du motif qui la brise de l’intérieur. Je suis condamné à être le témoin de sa destruction. Je ne peux que rester debout sur la berge pendant qu’elle se noie avec l’espoir qu’elle accepte enfin de lever une main dans ma direction pour que je la tire de là…
Iconographie: Sharbat Gula, appelée « l'Afghane aux yeux verts » par Steve McCurry
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