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L'ILLUSION D'UN MONDE

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 24 juin 2021
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 juin 2024



Voilà une maladie mal fichue, celle qui vous laisse une enveloppe vide en guise d’individu.

J’ai beau avoir côtoyé cette machine à évaporer l’âme depuis plusieurs années, je ne peux encore m’y habituer.

Je m’occupe en ce moment d’un homme dont le corps a soixante-dix ans et chez qui l’esprit a foutu le camp. Marié à une femme de quinze ans sa cadette, elle a dû se résoudre à « placer » son mari en maison de retraite.

« Placer » c’est le terme utilisé pour expliquer que l’on écarte les yeux de l’être aimé quand la famille n’a plus la force d’y croiser un inconnu.

Monsieur U. qui ne voyait plus rien a été opéré de la cataracte. L’anesthésie aggrave les troubles du comportement et d’un coup il prend la clé des champs. Retourner la maison, angoisser, faire le tour du quartier, pleurer, appeler la police, attendre, le retrouver et aux urgences le porter, voici le menu des festivités. Pas d’anomalie retrouvée autre que sa démence, il est donc sorti des urgences pour monter dans le service en surveillance.

Il faut savoir que les troubles neurocognitifs sont des maladies qui au moindre grain de sable se détraquent. Là, le grain de sable c’était l’anesthésie.

Le malade arrive donc dans notre service. Cet homme, dont l’esprit à déserté les lieux depuis des années, vit dans un monde qui nous est tout à fait inaccessible. Il se promène dans le couloir toute la journée, il erre sans but pour nos esprits mais il obéit pourtant à une logique interne dont lui seul a les clés. Peut-être traverse-t-il le couloir pour se rendre à son poste de tourneur-fraiseur, en revenant il se dirige au café pour y retrouver un copain puis il reste dans sa chambre pour déplacer une cinquième fois de la journée son fauteuil, sa table et son lit, ensuite ira-t-il cueillir des fraises dans la chambre du voisin.

Les réponses qu’il apporte à nos questions sont incohérentes pour nous mais semblent d’une clarté absolue pour lui. Quelle difficulté de converser avec un être qui ni ne vous voit comme celui que vous êtes, ni ne vous connait, ni ne vous entend, ni ne vous comprend mais qui donne le change en vous intégrant dans une histoire vraie pour lui.

La semaine dernière, monsieur U. était figé au milieu du couloir, appuyé sur deux chariots laissés là par les infirmières. Je me suis risqué à lui demander si tout allait bien pour lui et ce qu’il faisait ici.

C’est alors qu’une colère mêlée d’angoisse a commencé à transpirer dans ses yeux. « Eh bien, voilà, il faut tenir parce que tu ne sais pas ce que ça fait toi, t’as jamais vu quand ça tombe »

Je l’ai alors interrogé sur ce qui tombait, et sur ce que je pouvais faire pour l’aider ». Il m’a alors répondu agressivement « Tu n’y connais rien, laisse-moi voir ».

Je l’ai laissé et c’est peut-être dix ou vingt minutes plus tard que je suis passé à nouveau derrière lui, lui qui se trouvait toujours posté là à tenir de la main droite le premier chariot et de la main gauche le deuxième. J’ai alors demandé au patient s’il ne voulait pas aller se reposer un peu, il m’a alors invectivé en m’expliquant que je « n’avais jamais vu ce que ça faisait ». Vu l’inquiétude qui embrumait son regard, j’ai récidivé dans ma demande en le questionnant sur ce qu’il redoutait. C’était la tempête qu’il redoutait, il avait peur que le vent emporte ce que je voyais comme des chariots de soins mais qui étaient probablement autre chose. Il tenait là, seul, dehors, dans la nuit et contre les bourrasques, il tenait pour que tout reste en place et que rien ne s’envole.

Quelques jours plus tard, le patient a présenté une nouvelle crise clastique. Je dis nouvelle parce qu’à trois reprises il avait déjà cassé l’ensemble du mobilier de sa chambre. Alors que j’entendais crier, je vis effectivement le patient qui entassait une montagne de meubles en hurlant qu’on le laisse faire car nous ne « comprenions rien ». Il lançait en continu des chaises et des fauteuils, des tables et des adaptables à la moindre personne s’opposant à son dessein inconnu qui consistait à amonceler le mobilier du service sans retenue.

Violent et solide, un coup est vite parti, nous sommes donc restés à bonne distance. Après de vains essais de le calmer par la persuasion, impossible de lui faire avorter sa mission. Après dix minutes d’attente, aucune amélioration, il devenait dangereux pour lui-même et pour l’équipe ce qui nous a poussé à prendre la décision fatidique. Nous nous sommes alors approchés à plusieurs pour le maitriser. Il était là, impuissant, incompris. Il nous prenait pour de pauvres fous, nous qui ne comprenions rien à ce qu’il faisait, mon genou sur son cou pour le bloquer, je le caressais en lui demandant gentiment de se calmer. Mais rien n’y faisait. Il n’était même pas vexé ou énervé que nous l’ayons contraint, seulement soucieux que sa mission ne soit pas arrivée à sa fin… une injection dans la fesse gauche a endormi sa pulsion l’ayant poussé à construite cette tour de Babel moderne, cette merveille qui n’arrivera jamais à son terme.

Jour après jour les pérégrinations reprirent. Son regard vague et las était devenu coutume. Le voilà qui passe et repasse en nous adressant de temps à autre un message. Quand il souriait nous sourions, quand il menaçait nous reculions. Quoi que l’on fasse nous étions toujours derrière une glace.

Un jour, je me suis égaré dans sa chambre et je l’ai surpris, assis devant sa femme qui était venue lui rendre visite. Il avait l’air apaisé, le regard doux, il lui parlait de choses qui me semblaient incohérentes. Est-ce que ces paroles trouvaient écho chez sa partenaire ? Je ne sais pas, je ne saurai jamais, mais il existait comme une connexion émotionnelle à défaut d’être conversationnelle.

Le corps et l’esprit sont ce qu’ils ont vécus, c’est ce qui fait des maladies mentales, psychiatriques ou neurologiques dégénératives, des maladies qui présentent des formes particulières à chaque individu. C’est pour ça que les tentatives de classification dans des cases sont si difficiles.

Le patient dément ne répond plus à notre vision logique et objectiviste du monde, il explose les murs qui cloisonnent les règles et les modes de fonctionnement pour mélanger des éléments psychiques ne devant normalement pas se rencontrer. Il faut imaginer un vol d’étourneaux formé de centaine d’éléments qui se déplacent ensemble. Quand l’un tourne à droite, tous tournent de manière spontanée formant ainsi un ensemble cohérent. Imaginons maintenant que chaque oiseau parte dans le sens qu’il souhaite sans qu’aucun de ses congénères ne le suive et cela donne une petite idée du chaos qui règne dans la tête de monsieur U. Il s’affranchit des règles implicites de fonctionnement de notre société, règles en général non explicitées et qui font que chacun se conforte à des normes prédéfinies en fonction de la culture et des traditions en cours dans sa région géographique. Les capacités cognitives altérées créent des trous de verre et des ponts de pierres entre des souvenirs anciens et des pulsions primaires à tel point que le dément devient un être qui n’est plus pour notre référentiel et nous devenons des êtres qui ne sont plus dans le sien. Ainsi, chacun des êtres sont non reconnus dans leur existence car séparée par une barrière ontologique.

Un jour, ces maladies disparaitront. Les possibilités scientifiques qui s’offrent à nous dans les décennies à venir sont infinies. Notre médecine est encore médiévale comparée à ce qui nous attend. Je connaitrai probablement la thérapie de stimulation et de création neuronale qui permettra à des patients comme Monsieur U. de rester parmi nous et de ne plus disparaitre dans les limbes d’un monde ou il erre et se perd en quête d’un horizon inaccessible.

« Ce n'est pas la folie qui est capable de bouleverser le monde, c'est la conscience»

Baruch Spinoza





Iconographie: Number One de Jackson Pollock.









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