CARNET DE BORD (30 novembre 2022 - 1er janvier 2023)
- Les carnets d'Asclépios
- 4 janv. 2023
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mai 2024

CARNET DE BORD Le 30 novembre de 2022, 20 heures et 20 minutes.
Tout commence le 28 novembre. Je reçois, comme chaque jour, un mail des secrétaires m’informant des familles qui souhaitent un entretien pour obtenir des nouvelles de leur proche. Dans le lot, la fille de Monsieur U. J’avais informé plus tôt dans la journée mon secrétariat que je contacterais les familles le lendemain faute de temps ce jour. L’information a donc été transmise aux familles lors de leur sollicitation. Le 29 novembre, il est midi, j’ouvre ma boite mail et je vois que la fille de monsieur U. a rappelé ce matin. Elle informe, agressivement, que si je ne la rappelle pas dans les plus brefs délais, elle fera un sit-in dans le couloir du service…
Je note donc cette personne comme celle à appeler… en dernière.
Quatorze heures douze, visite du fils de monsieur U., soit le frère de madame sit-in. Celui-ci s’est rendu au secrétariat en lâchant : « Quand votre médecin… d’ailleurs, c’est quoi le docteur Arctos ? Un interne, un vrai médecin ? » Réponse de Chloé la secrétaire : « -C’est un médecin » « - Ouai, ben quand il aura fini son tennis ou sa partie de golf, qu’il vienne nous voir parce qu’on attend ! »
Nous sommes le 30 novembre, ils attendent encore.
Jeu, set et match !

CARNET DE BORD Vendredi 23 décembre de 2022, 10 heures 35
Aujourd'hui je reçois, comme tous les médecins hospitaliers de France, un message par mail de François Braun, notre dévoué ministre de la santé. Il annonce fièrement que la revalorisation des tarifs de garde sera maintenu début 2023. Encore un chèque. Voilà comment le gouvernement règle les problèmes : il fait des chèques. Aucun plan général de refonte du système, juste de l’argent public semé aux quatre vents pour calmer les soignants. Malheureusement l’argent n’a pas de pouvoir amnésiant : je me souviens de la gestion du covid ; pas de pouvoir occultant : je vois le manque de personnel ; aucun pouvoir dopant : je fini toujours les journées sur les rotules ; nul pouvoir muselant : j’entends la grogne. Comme les gilets jaunes qu’on a fait taire à coup de flash Ball, les soignants continuent de bouillir.
Le peuple à une mémoire monsieur le Ministre, lorsque le bouchon sautera, et il sautera, tous les chèques du monde ne sauveront ni votre âme, ni votre tête.

CARNET DE BORD Lundi 26 décembre de 2022, 9 heures du matin
J'ai un beau masque avec des bonhommes en pain d'épice et des petits bonhommes de neige. J'avais le choix entre celui-ci et le bleu orné de boules de Noël.
C'est drôle, il y a 3 ans nous n'avions plus un seul masque dans l'établissement et là nous avons l'orgueil d'en porter des bigarrés.
Alors que tout fout le camp, que nous avons des ruptures de médicaments, de personnel, de moyen, d'énergie, l'administration trouve tout de même le temps de réfléchir, d'organiser, commander et payer ces fioritures...
Je trouve cela obscène d'afficher cette superficialité, ça donne l'impression que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Bref, nous n'avons plus d'amoxicilline mais on a du style.

CARNET DE BORD Mardi 27 décembre de 2022, 18 heures 37 minutes.
Coline vient me voir en pleurs parce que la fille de madame D. les pousse à bout. Elle leur parle mal, les suit dans le couloir lors de la visite, attend devant la chambre de chaque patient. Je vais voir ladite personne. Je lui indique qu’il n’est pas possible d’être oppressante avec des équipes déjà en tension. Cette dernière me demande s’il est normal qu’elle et sa mère attendent depuis 40 minutes que la bassine lui soit retirée. Je lui indique que malheureusement, avec deux aides-soignantes pour 32 malades, il est mathématiquement impossible de faire mieux car chaque patient de ce service a un besoin et je lui assure que le personnel n’est pas en train de boire le café pendant qu’elle patiente. "Donc vous avouez que le confort des patients en pâtit ? Ma réponse est sans appel, oui ! Evidemment que le confort en pâtit. Il faut vous réveiller, ce qui est dit aux informations est vrai, il y a 15 ans nous avions deux fois plus de personnel, donc un(e) aide-soignant(e) pouvait se détacher à chaque sonnette, ce n’est plus le cas maintenant".
Je lui ai expliqué que j’entendais sa souffrance mais qu’agresser le personnel de sa maman était contre-productif, qu’il n’y était pour rien. Je l’ai invité à se plaindre à l’administration voire au ministre, ce qui ne sera jamais fait.
Bref, réveillez-vous, on laisse crever vos parents.

CARNET DE BORD Mercredi 28 décembre de 2022, 09 heures et 51 minutes
Madame G. qui vient de l’EHPAD des mimosas termine sa prise en charge. Manon l’infirmière appelle donc l’établissement pour organiser le retour dans 48 heures soit vendredi. Elle tombe sur Candice.
Impossible rétorque l’interlocutrice. Pour quelle raison se demande Manon. Parce que nous sommes en période de fêtes assène la candide Candice.
Heureusement que nous sommes dans un hôpital vide, hors période d’épidémie et de grève, dans un pays surdoté en lits et en personnel. Je préfère me dire que Candice est une douce rêveuse, l’autre possibilité est moins élogieuse.
Mercredi 28 décembre de 2022, 11 heures et 28 minutes
Troisième fois que je me rends à la pharmacie en trois semaines (les joies de la parentalité en hiver) et les trois fois je me heurte à des ruptures d’approvisionnement. Cette expérience fait écho aux mails que je reçois chaque semaine à l’hôpital pour informer d’une pénurie par-ci et d’une autre par-là.
Hausse du prix de l’énergie, donc des transports, pénuries de matières premières, pays voisins qui payent plus cher pour être prioritaires, délocalisations, jeux de l’industrie pharmaceutique qui entretient le manque pour créer la demande, le tout faisant suite à des années de tension récurrentes…
Il y a trois ans, en pleine première vague de covid avec les pénuries que l’on a connues, je suis certain d’avoir entendu des femmes et des hommes de pouvoir nous assurer: « Plus jamais ça ! ».
Je veux bien que l'on se fasse avoir une fois, mais là, on fait dans l’amateurisme.
Gouverner c’est prévoir dit l’adage, encore faudrait-il prévoir de gouverner.

CARNET DE BORD Jeudi 29 décembre de 2022, 15 heures et 2 minutes
Avant-hier, un agent de la sécurité est venu me trouver en me demandant si je pouvais donner des nouvelles au fils d’un de mes patients fraichement arrivé dans le service. Ce dernier m’explique que lui et ses collègues l’escorteront car le visiteur s’est montré agressif et violent lors de son dernier passage aux urgences où il n’a d’ailleurs pas pu voir son papa. J’accepte volontiers de lui donner des nouvelles si le patient est d’accord. Lorsque j’évoque la présence de son fils, le malade du covid fond en larmes. Lui et son fils ne se sont plus vu depuis des années à cause de problèmes qu’il ne me précise pas. Il refuse catégoriquement de le laisser entrer mais m’autorise à donner quelques nouvelles. Je me présente devant l’homme encadré par trois gaillards en veste rouge floquée « sécurité ». Je n’arrive même pas à initier mon exposé. L’homme se montre d’emblée vindicatif : « Il faut que je le vois parce que je vais rentrer dans tout le monde, je vais tout casser ». Il est agité, les yeux injectés de sang, probablement sous l’emprise de stupéfiants. Je reste d’un calme olympien car la situation peut dégénérer à tout moment. Malgré mes circonvolutions, il n’écoute que d’une oreille. Lorsque j’évoque le covid, il devient fou. Ses propos son délirants : « Comment peut-il avoir le covid alors qu’il n’est pas vacciné, vous avez quand même réussi à lui refiler pour vous faire de l’argent. Tout le monde sait que vous êtes payés aux nombres de covid ». Après quinze très longues minutes, je demande au patient de quitter le service. Il est agressif, il m’a menacé moi et ma famille, son père ne veut pas le voir et il est en isolement pour son infection respiratoire, autant de raisons valables de l’expulser. Comme prévu, impossible de le déloger. La gendarmerie est appelée et moi je laisse le forcené aux mains de la sécurité. Quarante-cinq minutes plus tard, ma cheffe de service, informée de la situation, passe non innocemment par-là. Elle découvre une femme et un homme tout de bleu vêtus discuter avec le furieux et son escorte. Premier réflexe des derniers arrivants, décrédibiliser les soignants : « ben oui ! Pourquoi vous ne le laisser pas voir son père ce monsieur ? » Malgré nos explications, les gens d’armes ne semblent pas convaincus. Ma collègue, croyant bien faire, tente d’aller parlementer avec mon patient qui finalement accepte de rencontrer son fils. Le contrat, deux minutes, le temps de lui dire bonjour et seulement en sa présence. Au final, tentative d’agression interrompue in extremis par les agents hospitaliers, menaces de mort, crachat sur la blouse. Lorsque les choses se sont corsées, plus de gendarmes. Disparus. Le lendemain, ma consœur a appelé la gendarmerie pour un dépôt de plainte. Venez pendant les heures ouvrables qu’on lui dit. Dix heures - midi ou quatorze - dix-huit. Elle se présente ce jour. La militaire prenant la déposition lui fait cette remarque : « pourquoi vous ne venez qu’aujourd’hui si vous êtes aussi choquée que vous le prétend ? » Nous sommes agressés régulièrement. Je me suis toujours senti rassuré en me disant que les agents de la paix nous protègeraient si je devais les appeler, aujourd’hui je vois que le niveau n’est pas plus élevé dans les forces de l’ordre que dans la santé.
Décadence quand tu nous tiens.

CARNET DE BORD Vendredi 30 décembre de 2022, 16 heures et 16 minutes
Ce matin, j’arrive devant le centre hospitalier et je vois, fièrement dressé, le nom de l’hôpital en lettres capitales érigées devant le parking. Cette ostentatoire inutilité m’interpelle un instant puis je me replonge dans mes pensées avant de me garer.
C’est lors de mon passage auprès des secrétaires du service que je lance la conversation. Je discute de ma découverte matinale et il se trouve que j’avais mis une pièce pour lancer belle histoire. D'après les secrétaires, le directeur pour qui l’image pèse plus que le fond, un Homme de son époque en somme, aurait une lubie, dresser fièrement les panneaux de son fief sur le toit (Peut-être est-ce pour ceux qui douteraient encore de leur GPS). Il se trouve que la sécurité aérienne, qui par chance ne se laisse pas éblouir par le clinquant, aurait jugé dangereux de placer l’écriteau devant l’héliport se trouvant lui aussi sur le toit. Le directeur ne l’entendit pas de cette oreille et fit appel, la décision fut rendue, point d’enseigne suspendue.
Petite dédicace à cet homme de lettres avec qui je compatis devant les terribles problèmes qu’il a à gérer pendant que l'hôpital est à feu et à sang.

CARNET DE BORD Samedi 31 décembre de 2022, 17 heures et 48 minutes
Tout à l’heure je passe dans le couloir et deux personnes m’interpellent devant la chambre 32 pour obtenir quelques nouvelles de madame Scori, leur maman. Je me lance volontiers dans un exposé des différentes problématiques en décrivant notre prise en charge, ce que nous avons trouvé, ce que nous planifions de chercher, les traitements à prévoir, etc… Le tout est décrit de manière claire et limpide, comme on nous l’enseigne à la faculté, en s’adaptant au niveau de compréhension de l’interlocuteur. Je réponds fièrement à toutes les questions, la famille est satisfaite de ce long moment pris pour eux et ne manque pas de me remercier. Nous nous saluons mutuellement et je reprends ma route avec la sensation du devoir accompli. J’aperçois par contre qu’ils partent à l’opposé pour pénétrer dans la chambre 33.
Je viens de faire une description parfaite du dossier médicale de la patiente du 32, madame Castri, entrée le même jour et pour un problème similaire à celui de madame Scori au 33.
Je n’ai plus qu’à retourner voir la famille pour leur parler de la bonne patiente. Grand moment de solitude.
Vivement 2023… !

CARNET DE BORD Dimanche 1er janvier de 2023, 19 heures et 7 minutes
Je viens de terminer l’année et de commencer la suivante à l’hôpital. Bilan de la première journée ? Les urgences étaient bondées, l’hôpital plein avec une surcharge d’environ 10% des lits de médecine. Il manquait du personnel, il manquait des médicaments, j’ai vu une infirmière au bord des larmes… Bref, c’est comme 2022 mais en plus vieux. Alors je n’ai pas pensé une seconde au miracle, mais c’est pour dire que les vœux de fin d’année c’est du flan. Attendre les bras vers le ciel que les choses changent n’apporte rien de plus que des crampes dans les deltoïdes. Si l’on souhaite un changement, il faut le provoquer. Alors provoquons. Réveillons-nous, renversons la table et peut-être aurais-je la joie de mieux finir l’année et dans l’idéal ne plus rien avoir à écrire … Libre à nous d’y parvenir.
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