CARNET DE BORD (30 janvier 2024 - 29 avril 2024)
- Les carnets d'Asclépios
- 5 mai 2024
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mai 2024

Lundi 29 Janvier 2024, 18 heures et trente minutes.
Aujourd’hui, dernière consultation du jour, je reçois un homme de soixante-cinq ans qui se présente pour une toux. Il arbore un air dédaigneux, très imbu de sa propre personne. C’est comme en territoire conquis qu’il pénètre le cabinet. Il s’impose devant le bureau, debout, poitrine en avant et lance : « Il n’y en a pas pour longtemps, je tousse, vous me donnez ce qu’il faut et je m’en vais ».
Je sens qu’une partie de moi souhaite raccompagner l’individu dans la rue à coup de semelle. La consultation risque de se transformer en jeu d’équilibriste. Le patient transpire l’orgueil, il sait, c’est à peine si je ne l’agace pas avec mes questions. Alors je me blottis dans mon fauteuil, pose mes bras sur les accoudoirs, joins mes mains et avec une voix lente, calme et appliquée m’emploie à l’interrogatoire. Questions méthodiques, ciblées et nettes, il répond de manière nonchalante, dilettante, méprisante : « C’est le poumon ! Un sirop et ça ira ».
Je poursuis en laissant couler chaque désobligeance. Alors que je m’efforce de dégager un passage il s’aperçois que le petit médecin de campagne que je suis semble tenir une ligne logique. Mes questions éveillent en lui un doute. Il reste distant, pas question pour lui de perdre la face mais se prête au jeu de mes interrogations puis de l’examen. En quelques minutes je tiens le diagnostic. Je reste silencieux, pas de parole excessive. Moi, pourtant si enclin à faire la discussion à mes patients, je reste laconique. Je pose mon stéthoscope, contourne le bureau, m’installe, prend mon stylo, baisse studieusement la tête et rédige. J’ai repris le contrôle sur la situation, l’homme est suspendu à mes réaction mais feint l’indifférence.
Je lui tends le papier sur lequel se trouve ces quelques mots « INEXIUM 20 mg, une gélule le soir pendant 1 mois ».
C’est votre estomac, prenez ça pendant un mois et ça ira mieux.
Le patient est épaté parce que tout fait sens. Cette toux sèche nocturne associée à des reflux n’est pas le fait de ses poumons mais de son appareil digestif.
L’arrogant me demande combien il me doit. Vingt-six euros et cinquante centimes. L’homme exprime de nouveau son air méprisant, se lève, me lance l’argent, au sens propre, c’est-à-dire qu’il jette trois billets de dix euros devant moi avec cette phrase : « vous êtes vraiment mal payé, gardez la monnaie ».
Le patient se dirige vers la porte quand je le rattrape sans mot dire, je lui ouvert la porte, lui tend un billet de cinq euros en lui expliquant que je n’ai pas la monnaie sur trente.
Il me regarde avec un regard curieux. « Vous n’êtes pas commun vous » me lance-t-il.
« A Paris, les médecins prennent le triple pour quatre fois moins de temps et deux fois moins d’efficacité. C’est bien de voir des médecins comme vous en campagne ». Je l’ai salué sans répondre à cette dernière condescendance.
Cet homme représente absolument tout ce que je fuis dans la vie, le mépris, l’orgueil, le sentient de puissance des castes germanopratines. A la fin de l’entretien, j’étais fier d’avoir défendu les valeurs qui me sont chères, j’ai tenu bon en démontrant que la populace de province garde la droiture des gens de peu. Il a bénéficié des mêmes soins que j’aurais donné à l’indigent.
J’imagine quelle insulte a dû être la sienne, celle de s’assoir sur le même fauteuil que les autres, d’être traité et examiné comme les autres et surtout d’avoir eu à payer le même prix…

Lundi 05 février de 2024, 09 heures et 31 minutes.
Il y a de cela deux semaines, j’ai vu en consultation une jeune femme de vingt-cinq ans pour une toux. Elle semblait en bonne forme mais depuis trois semaines, suite à une infection virale, il persistait une toux sèche dont elle n’arrivait pas à se débarrasser. Je l’ai donc fait s’installer sur l’autel de la clinique : la table d’examen. J’explorai attentivement ses poumons, puis son cœur, et au moment d’ôter le pavillon du stéthoscope de sa poitrine, un son perturba mon oreille. Un grain de sable dans l’engrenage, un trou d’air dans la carlingue, un frottement qui ne devait pas être présent.
Je recollai l’outil contre la peau de ma patiente et me concentrai. Mon oreille ne m’avait pas trompé, un authentique frottement péricardique, comme un bruit de cuir neuf tel qu’il est décrit dans les livres de médecine. La patiente développait une péricardite post-virale.
En effet, après avoir contracté un virus, il se peut, surtout chez les jeunes, que l’enveloppe entourant le cœur, le péricarde, s’enflamme et entraine toux et douleurs.
Je la plaçai donc sous traitements adaptés et lui proposai de reconsulter au besoin.
Une semaine plus tard, la patiente se présentait à nouveau pour des douleurs thoraciques. Les douleurs semblaient typiques d’une péricardite mais apparaissaient dans un second temps. Devant le jeune âge de la patiente, je décidai de l’orienter vers le service d’accueil des urgences le plus proche afin d’éliminer une complication plus grave non détectable au cabinet.
Une semaine passe encore et aujourd’hui je décide d’appeler la patiente pour prendre quelques nouvelles.
Elle m’informe que tout va bien puis m’explique son passage aux urgences. Elle a été particulièrement choquée lorsqu’à la lecture du courrier très détaillé que j’avais rédigé pour mon confrère urgentiste, ce dernier avait ricané : « Je ne vois pas bien comment on peut avancer ce diagnostic sans prise de sang » et de poursuivre, toujours avec dédain, de critiquer le petit généraliste que je suis qui semble s’essayer à avancer des diagnostics qui le dépassent.
Après plusieurs heures de surveillance, deux bilans biologiques et un avis auprès du cardiologue de garde, la patiente sortait des urgences avec le diagnostic de péricardite post-virale et une ordonnance en tous points similaire à la mienne.
Outre le manque de confraternité qui consiste à dénigrer un confrère devant une patiente, ce médecin manquait surtout de bon sens clinique. Dans un environnement comme les urgences, on néglige souvent la base de la médecine au profit d’examens nombreux et couteux. Pourtant, si mon collègue ouvrait un livre de médecine, il s’apercevrait que tous les examens du monde ne remplacent jamais une bonne oreille pour ce diagnostic précis.

Lundi 12 février de 2024, 10 heures et 20 minutes.
Je vais chercher en salle d’attente un patient inconnu jusqu’alors. Dès son entrée dans le cabinet il semble extrêmement perturbé, ses mouvements résonnent d’anxiété. Il se passe la main dans les cheveux, puis sur le visage, puis croise les bras, il lorgne sur ses pieds, me regarde enfin les yeux rougis et lâche avec une voix trémmulante : « excusez-moi ! ».
Je lui exprime ma sympathie, l’invite à s’assoir et à se calmer. C’est avec difficulté qu’il m’explique ne plus dormir depuis la semaine dernière suite à un séjour en garde à vue. Le patient semble traumatisé par son expérience et il sanglote à chaque évocation de cette dernière. Afin de l’aider, je cherche à en savoir plus sur ce qui l’a amené à être entendu par les forces de l’ordre. « J’ai fait une bêtise » me dit-il plein de remords. J’ai l’impression d’avoir devant moi un jeune adolescent de quarante-cinq ans complètement dépassé par les évènements. Il émane de lui une grande fragilité. Ses vêtements de jeune de vingt ans, son piercing qui lui transperce l’arcade sourcilière, son coiffé-décoiffé, lui donnent un air totalement anachronique de sa propre vie. Après un long moment, enfin il s’exprime. « J’étais sur un site de rencontre et j’ai fais des propositions sexuelles à une femme ». Tout de suite j’imagine une plainte pour harcèlement ou des photos intimes envoyées sans consentement. Mais il poursuit : « J’ai fait ces propositions à une mineure et c’était un inspecteur de police qui se cachait derrière ». Ensuite ont suivi les « Je ne suis pas un pervers », « c’est la première fois » et tout ce que doivent entendre les enquêteurs dans ces moments-là.
C’est à cet instant que s’est opéré un hiatus en moi, une scission, une dissociation. Moi, Ursus, l’Homme, s’est reculé au fond de sa chaise, je n’arrivais plus à ressentir l’empathie du début de consultation. Pourtant, mon cerveau carburait et se résonnait. Peut être s’agissait-il d’une femme d’un peu moins de dix-huit ans, cela reste illégale mais plus défendable qu’une enfant plus jeune…
En même temps qu’une partie de moi se révulsait, mon cerveau travaillait pour alimenter l’autre moi, le médecin, celui qui quoi qu’il arrive, quelle que soit l’âge de la fausse victime ou les atrocités déjà commises, ne doit en aucune cas se transformer en juge ou juré. Je suis un Médecin avec ses devoirs, ceux d’offrir un soin égal à chaque être humain. Mon devoir est de s’assurer que ce patient surmonte l’épreuve pour rester vivant et apte à être jugé par ceux dont c’est le rôle. Peut-être est il innocent et doit être sauvé, peut-être est-il coupable et doit être jugé. Mon rôle se limite à soigner. Mais j’ai ressenti cette épreuve, celle d’être à deux sur le même fauteuil, Ursus d’un côté et Dr Arctos de l’autre. Le combat de l’Homme et celle du Soignant, celle du cœur et de la conscience, celle de la personne contre l’incarnation d’une fonction qui se veut impartiale. J’en suis ressorti grandi pour avoir su me battre contre mes passions tristes.
Un Homme ça s’empêche.

Vendredi 12 avril de 2024, 08 heures et 30 minutes.
Monsieur R.
Il se traine dans le cabinet en ronchonnant du corps, il ne parle pas mais il bougonne fort. Je l’interroge mais il est en rogne. Il s’est fait opérer d’un carcinome de l’œil la semaine dernière et il n’est pas content. Je ne sais pas s’il s’agissait réellement d’un carcinome mais pour lui s’en est un. Ce qu’il pense être est plus important que le réel car l’image qu’il s’en fait rend plus fort la plainte qu’il émet. Il a senti l’intervention, les aiguilles, les mouvements. Ça n’était pas douloureux mais il s’entait le contact des instruments et du chirurgien. « Ce n’est pas de la chirurgie, c’est de la torture ». Il se plaint de tout, il se plaint du vent, de l’air, du temps qu’il fait et qu’il aurait dû faire. Voilà le mal de notre ère, se faire soigner pour un cancer et se plaindre de survivre, critiquer les soignants d’avoir osé le toucher sans prendre la peine de le faire dormir. On pourrait complaindre et compatir mais bordel, dans quel monde peut-on geindre de vivre et ne pas vouloir mourir ?
Avant on entendait merci, maintenant on nous maudit.

Lundi 29 Avril de 2024, 11 heures et 03 minutes.
Neuvième consultation de la journée, changement de patient, j’ouvre la porte et me dirige vers la salle d’attente. Je me retrouve nez à nez avec une petite Alice haute comme trois pommes. Elle me contemple depuis ses trois ans et reste sidérée : ce n’est pas le médecin habituel. Elle consent à suivre sa maman dans le cabinet avec un œil circonspect qui ne me quitte jamais.
Aujourd’hui c’est le jour du vaccin. La mère me tend la boite qui contient les quelques millilitres qui lui éviteront de mourir d’une méningite.
Elle se place sur la table d’examen, je discute avec elle de ses chaussures, ses boucles d’oreilles, de sa maitresse à l‘école. Un peu dubitative au début, elle se laisse aller à la conversation et oublie que je lui injecte le liquide froid dans la cuisse. Elle avait gardé son petit regard noir depuis qu’elle m’avait vu débarquer dans la salle d’attente mais l’horizon s’éclaircit. Je lui fais une petite caresse sur la tête et lui confie que c’est une petite fille courageuse. Je la précède pour retourner derrière mon bureau quand j’entends : « attend ».
Je me retourne et elle me tend les bras. Je m’accroupis à sa hauteur et elle me saute dessus pour me faire un câlin plein d’intensité. Je sens ses petits bras serrer mon torse et sa petite tête se lover dans le creux de mon épaule. La maman semble étonner que sa fille m’offre tant d’affection. Je me suis relevé, n’ai rien dit, la petite s’est assise à côté de sa mère et m’a regardé avec un sourire rassuré. Elle ne me connaissait pas mais je ne lui avais pas fait mal. J’avais rempli la part du contrat qu’elle attendait de moi. Ma petite patiente est repartie et moi j’étais empli d’ondes positives pour le reste de ma journée. C’est pour ces instants que je suis certain de faire le plus beau métier du monde.
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