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LA PIEUVRE

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 31 janv. 2022
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 mai 2024



Je me souviens de mon premier stage d’interne. J’en parle souvent mais il a été déterminant dans la construction du médecin que je suis aujourd’hui. Il y a un lustre et demi, nous arrivions, mes trois collègues et moi dans cet unique service des urgences du département. Quatre internes, deux femmes, deux hommes, quatre premiers-semestres, tous venant de la même fac. Nous ressemblions à deux paires de hobbits débarquant pour une quête trop ambitieuse pour eux. Et pourtant, comme les quatre doigts d’une main sans pouce, nous sommes restés les uns à côté des autres, les uns pour les autres. Le stage d’urgences pousse l’âme dans ses derniers retranchements surtout quand le service voit passer plus de cent patients par jours. C’est le Koh-Lanta de la médecine, à la fin on perd du poids, on est usé, mais on connait nos limites que l'on aura dépassées un peu plus chaque jour. Les semaines sont calmes quand on fait 60 heures, normales à 72 et écrasantes à 92 et elles ne sont pas rares.. Il y a le stress, le découragement, la fatigue, le découragement, les pleurs, la maladie, la mort, la faim, l’anxiété, le découragement, le manque de sommeil mais malgré toute cette crasse, j’ai la chance d’avoir pu compter sur mes trois acolytes comme ils ont pu compter sur moi. Aujourd’hui nous avons pris des chemins bien différents, je n’ai plus de contact avec eux mais je sais que nous sommes liés pour toujours par ce passage, cette aventure, cette guerre que nous avons menée contre nous-même pendant six mois et qui a scellée une fraternité indéfectible.


Si je me remémore cette période, c’est parce que pour l’une d’entre nous, le stage a été encore plus difficile. Pauline est une très belle femme, svelte, dynamique, carrée dans son travail, studieuse, très affutée niveau connaissance. Elle ne se sépare jamais de son carnet dans lequel elle note. Elle inscrit tout ce qu’elle veut retenir. C’est une réelle petite bible médicale de poche. Nous avons tous un carnet dans lequel on cache des protocoles que l’on souhaite toujours avoir à portée de la main. On y garde aussi certaines posologies de traitements, des arbres décisionnels, des équivalences thérapeutiques et une myriade d’informations médicales mais Pauline cache une bibliothèque dans ce carnet. Elle est pourtant celle d’entre nous qui brille le plus par ses connaissances.

Pauline est solide, elle encaisse les gardes, les journées à rallonge, le manque de nourriture et de sommeil. Malgré sa force, c'est elle qui a été la victime. Même avec toutes ses qualités, elle n’a pas vu venir l’ennemi car il est apparu à l’endroits même où l’on pense devoir être protégé.

Le docteur T., chef de service était tapis, là, tout près, en pleine lumière.

Cet homme quinquagénaire s’est montré sympathique tout en laissant entrevoir, dicrètement mais sûrement, le glaive susceptible de punir. Pendant que nous étions affairés à nos missions d’urgentistes en herbe, ses yeux se sont arrêtés sur Pauline. Il passait plus de temps avec elle, s’arrangeait pour qu’ils se retrouvent tous deux en binôme et ainsi rester ensemble la journée durant. On voyait progressivement un étau invisible se resserrer sur notre collègue. Sans avoir réellement d’argument pour prouver le moindre méfait, l’entrave se construisait. Pauline non plus n’était sûre de rien. Elle avait cette sensation étrange mais sans qu’aucun geste, aucune parole ne permettent d’étayer le moindre reproche. Puis les tentacules ont commencé à s’affairer. Pendant que l’une agitait le chiffon rouge, les sept autres manœuvraient en coulisse. Les premières propositions insidieuses ont été susurrées. Celles qui passent pour une blagounette, qui paraissent sans importance. Une seule constante, toujours chuchoter sans aucun témoin, le poulpe est malin. C’est alors que le malaise est apparu. Pauline se confie, à nous, à moi. Elle m’explique qu’elle sent cette pression supplémentaire qu’elle ne voudrait pas avoir à gérer. Pauline est en couple, Pauline est heureuse, et quand bien même, elle n’est pas intéressée et le fait bien comprendre au docteur Tentacules. Mais celui-ci veut Pauline et il obtient toujours ce qu’il veut.


En se renseignant, on s’aperçoit très rapidement que tous les semestres ou presque, il jette son dévolu sur une nouvelle proie. Une belle interne qu’il isole pour mieux l’attaquer. Quoi de plus fragile qu’une victime épuisée par les gardes et les journées marathon ?

Bien que mon malaise ne soit rien à côté de celui de ma consœur, j’ai ressenti cette sensation étrange : l’impuissance. J’essayais de ne plus quitter le docteur Tentacules d’un œil. Sauf que je ne pouvais rester derrière eux toute la journée. Je m’apercevais tristement que ce sanctuaire du soin pouvait se transformer en piège malsain.

Pendant les mois qui ont suivi, je n’ai jamais rien vu qui puisse être attaquable. Une seule fois, une main sur l’épaule pendant moins de deux secondes avant que je ne le surprenne.

Pourtant le céphalopode menait ses attaques. Le soir, dans la voiture, Pauline nous expliquait venir au travail avec la boule au ventre, il lui avait proposé de venir dans son bureau pour discuter des patients mais elle avait refusé. Que pouvait bien lui réserver le lendemain ?

Malgré les refus, le monstre continuait, c’est en cela que la danse du poulpe devenait illégale. Pourtant, malgré ses victimes qu’on sait nombreuse, malgré son harcèlement ignoble sur notre collègue, jamais le docteur Tentacules n’a été inquiété. Il connait les limites, les mots, les lieux pour qu’aucune plainte ne puisse l’effleurer.


Les autres médecins savaient. Pauline s’est pourtant plainte à l’une des médecins en charge de la formation des internes. Cette femme a botté en touche. « C’est un dragueur, que veut tu ? ». Mais ce n’est pas un dragueur, c’est un harceleur sexuel, un pervers qui profite de sa position de force. On parle d’abus de pouvoir et d’abus de faiblesse. Le dragueur propose une fois et ne s’obstine pas en cas de refus, le dragueur ne tend pas de piège, ne force pas, n’oblige pas.

Malheureusement, sans preuve, les collègues ne voulaient pas risquer leur poste ou leur réputation.


Et moi dans tout ça ?


Et bien moi je n’ai rien fait non plus. Déjà parce que Pauline me l’avait demandé et surtout parce que le dr Tentacules n’avait rien fait de répréhensible devant moi. Les seuls méfaits étaient ceux rapportés par sa victime et nos anciennes collègues qui, une fois fini leur stage, préféraient oublier et passer à autre chose. Je ne sais que ce que m’a dit pauline. Nous a-t-elle caché le pire ? Nous a-t-elle protégé ?

Je ne le saurai sans doute jamais.

Toute cette histoire se passe bien avant l'ère des #meetoo et #balancetonporc. Encore aujourd’hui j’ai cette colère, cette envie de mettre mon poing dans la gueule de cet octopode visqueux qui abîme des internes. Mais voici comment opère les hommes et les femmes harceleurs et harceleuses. Aucune strate de la société n’est épargnée, mais le milieu médical est gangréné en profondeur.


Voici la plaie du harcèlement :

On sait sans voir, on voit sans savoir, rien à reprocher, tout est caché, chacun possède un morceau innocent de l’histoire qui une fois reconstituée dessine les pires cauchemars.




Iconographie: La Pieuvre de Victor Hugo







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