L'IGNORANCE N'EST PAS OÚ L'ON CROIT

Un samedi soir dans une vie sans covid. Invité chez des amis, je retrouve une quinzaine de convives. La soirée est douce comme peuvent l’être les nuits de juillet. Les étoiles tracent leur chemin, lentement, ne se souciant guère de nos vies éphémères. Nous sommes sur un balcon au centre de cette ville gardée par sa citadelle. Des badauds flânent et profitent de la chaleur encore présente sous la lumière des lampadaires. Des enfants jouent dans une cour voisine, une voiture passe dans la rue adjacente, des jeunes crient toutes vitres ouvertes et la musique à fond. Ici la table est bien fournie. Vins de qualités, bières pour les autres, petits fours et cacahuètes, tout est en place pour faire la fête. Les conversations sont légères, les rires ordinaires pendant que les gosses tentent par tous les subterfuges de se faufiler vers le bol de chips. Tout le monde se connait ou presque. La subtilité réside dans le « presque ». Il se trouve ici un invité que je n’avais croisé qu’une seule fois il y a de cela des années et qui appartient au cercle d’amis de notre hôte de la soirée. Depuis mon arrivée je le vois qui m’observe, me scrute et m’épie. Peu importe, la soirée est à la décontraction. Le repas se lance et entre les hors-d’œuvre et le plat il lance le débat et me demande ce que je fais dans la vie. N’étant pas catégorisé par mon métier et sachant qu’il connait la réponse à sa question, je réponds un peu coquin : « -Je fais de la photographie, j’écris, je lis beaucoup et sur beaucoup de sujets, je voyage, je randonne, j’aime le cinéma, la bande-dessiné, le jardinage, le bricolage, l’étude de la nature et des plantes sauvages, j’aime l’art et la gastronomie, le sport et la pâtisserie, je suis touche à tout, je m’intéresse quand on m’explique. Ah, et je fais un peu de médecine à mes heures perdues. » Comme tous médecins hors de son terrain, je souhaite oublier et respirer. Mais là commencent les histoires. « J’ai mon père… blablabla… hospitalisation… blablabla….ils n’ont même pas vu …blablabla…. Et puis ma grande tante … et ci et ça… c’était n’importe quoi… gnagnagna…. ». Alors, à quel moment ai-je installé dans cette soirée un panneau lumineux « Bureau des plaintes » ? J’ai mon pote là-bas qui est géomètre, va plutôt l’emmerder avec le mur de ta voisine qui n’est pas droit. Voilà exactement ce que je n’ai pas répondu. Savoir-vivre, bienséance, tout ça tout ça. Je suis toujours surpris de cette volonté de faire part à une personne que l’on ne connait pas, des mésaventures que l’on a eu avec un individu exerçant la même profession. Peut être suis-je sans le savoir le porte-parole des médecins de France. En tout cas je n’ai pas eu le mémo. Même si je n’entre jamais dans ces conversations, très souvent et par expérience, il s’agit de personnes me rapportant des histoires dont ils n’étaient pas les principaux intéressés et qui ont été interprétées de travers. Evidemment qu’ils n’ont pas fait d’IRM à ta mère parce qu’elle a fait un malaise vagal. Bien sûr que si qu’ils ont fait un électrocardiogramme, mais ta maman ne s’en rappelle pas et n’est pas rentrée avec le tracé dans son portefeuille. Et puis ta maman ce soir c’est le dernier de mes soucis. Si encore on se connaissait, je chercherais à t’aider, mais là laisse-moi apprécier mon Chardonnay. C’est exactement ce que je n’ai pas dit non plus. Malgré mes tentatives de relancer la discussion, et sincèrement, je pense être en capacité de disserter sur beaucoup de sujets, et bien le gugus revient à la charge. « -Mon frère à une maladie de Verneuil. Tu connais ? » C’est un interrogatoire ? C’est ça ? Je viens passer un entretien d’embauche ? Je réponds donc : « -Oui je connais. -Et bien il a vu deux dermatos et ils n’arrivent pas à le soigner. Qu’est-ce que tu en penses ? » J’en pense que le sujet de ta mère m’intéressait plus que celui-ci, mais si tu me demandes mon avis, je dirais que la maladie de Verneuil est une maladie chronique très difficile à prendre en charge et que si ton frère est aussi idiot que toi, probablement qu’il va aller voir un troisième dermato qui reprendra tout à zéro et qui sera aussi incompétent que les autres car incapable de faire un diagnostic plus une proposition de traitement en moins de vingt minutes. J’ai en fait répondu : « -Pas grand-chose » Il m’a lancé : « -Tu es sûr que tu es médecin ? » « -Non mais je suis sûr que t’es un con ». Oups, celle-là est vraiment sortie. Curieusement, il m’a beaucoup moins parlé ensuite. Sérieusement, je ne suis pas VRP pour Doctissimo. De toute manière, la discussion sur son frère ne l’intéressait pas vraiment, il est commun dans les soirées mondaines de casser du médecin. Ça rassure de pouvoir ramener à sa hauteur des personnes qu’on fantasme faussement de détenir des connaissances sacrées et surtout de toucher à une discipline effrayante qui côtoie la vie et la mort. Quand bien même j’aurais répondu, il aurait continué ce jeu pour me piéger. Il existe des milliers de maladies avec des milliers de traitements. Un médecin ne sait pas tout. C’est ce qui fait la beauté de la médecine, certains sont plus fort en cardiologie, d’autres en maladies inflammatoires, d’autres encore en gastroentérologie et c’est ce qui fait que nous sommes un ensemble complexe ou chacun a besoin de l’autre. Mais toi là, tu n’as rien compris à tout ça avec tes gros doigts pleins de gras. Je ne sais pas tout, il est très facile de me piéger et pourtant je suis plutôt bon dans ce que je fais. Bref, voici un bel exemple de grossièreté par l’ignorance. Plus jeune je me vexais voire m’excusais d’être en médecine, aujourd’hui je m’amuse un peu. La soirée est restée belle quand elle s’est éloignée de la bêtise humaine.

Iconnographie: Une estampe de Niki de Saint Phalle.

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