L'ECHEC
- Les carnets d'Asclépios
- 24 juin 2021
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 juin 2024

Un jeudi soir, je reçois l’appel d’un homme d’une soixantaine d’années que je connais bien. Actionnaire de l’industrie tabatière depuis plus de quarante ans, il récolte les dividendes depuis une décennie. Essoufflement, fatigue chronique, toux journalière, peau jaunie, la cigarette ne lui a pas réussi. Ce jour-là il m’appelle pour m’informer qu’il part dès le lendemain matin pour voir son frère dans le sud de la France. Devant les sept heures de route prévue, il me questionne sur la possibilité de descendre compte tenu du fait qu’il a subis le rappel de vaccin contre le covid-19 et qu’il est un peu « grelou ». De plus, la conversation est assez courte compte tenu des quintes de toux saccadées ne permettant pas la moindre discussion construite. Je raccroche et lui souhaite de bonnes vacances. Quarante-huit heures plus tard, je suis informé que ce sexagénaire est hospitalisé en extrême urgence dans un hôpital marseillais suite à une désaturation brutale et des malaises. Il est effectivement arrivé avec une saturation à soixante-dix pourcent. Pour comprendre, nous autres médecins sommes programmés pour tiquer autours de quatre-vingt-douze à quatre-vingt-dix pourcent, nous nous alarmons réellement à quatre-vingt-cinq, nous paniquons à quatre-vingt. Soixante-dix c’est l’urgence absolue, quelques minutes et c’est le coma voire l’arrêt cardiaque. Ce brave homme présentait pourtant tous les signes qui aurait dû alerter le plus simplet des médecins. Un antécédent tabagique, une bronchite chronique, une hypertension artérielle, un syndrome pseudo-grippale depuis deux jours, une toux ne permettant pas de finir une phrase et moi je l’ai laissé partir sans sourciller, sans même me poser la question, sans peser le pour ou le contre, j’ai même arrosé le tout d’un « Bonnes vacances ». J’ai envoyé cet homme à l’abattoir avec l’esprit le plus léger du monde, heureusement cet homme ne me fera pas de procès, tout d’abord parce que je ne suis pas son médecin, et surtout parce que je suis son fils. Cet épisode est le cas d’école qui démontre l’incapacité qu’ont les médecins à prendre en charge leurs proches. Nous sommes mauvais parce qu’avec notre famille ou nos amis, nous ne sommes plus médecins, notre esprit met en place des mécanismes de protection nous empêchant de voir ce qui normalement nous saute aux yeux, nous sommes incapables de nous représenter nos proches malades, atteint dans leur chair comme le sont nos patients. Nous refusons, en posant un diagnostic, d’être les initiateurs du chemin de croix du malade que nous ne connaissons que trop bien. Voilà comment nous nous retrouvons à mettre en danger nos proches. Chez moi il y avait cette petite voix qui me disait « Mais non, il tousse comme d’habitude » ; « Il vient de se faire vacciner, tout est normal » ; « il tombe malade plusieurs fois par an ». En réalité, avec le recul, tout aurait dû m’alerter. Ensuite, il y a le phénomène inverse, la prise de décision protectrice au mépris de tout bon sens. Mon papa hospitalisé, j’ai appelé les infirmières et les médecins et j’ai questionné encore et encore, interrogé sur la réalisation de tel ou tel examen, sur le contrôle de celui-ci ou celui-là et je me suis trouvé être tout ce que je déteste quand je suis le médecin et qu’une famille débute son interrogatoire inquisiteur. J’étais une famille qui jouais au médecin. J’étais certain d’être raisonné et de construire une logique dans la prise en charge, malheureusement, du haut de mes dix ans études, je n’étais pas plus réfléchi qu’un étudiant de premier année mal dégrossi. Voilà comment je suis passé du déni de la maladie au déni du bon sens. Voilà pourquoi nous ne sommes jamais très enclins à répondre à vos demandes mêmes insignifiantes pendant les diners de famille. Même un petit rhume, une petite tache sur la peau, une petite toux de rien du tout, un petit ceci ou cela sera toujours amoindri ou exagéré par le médecin de la famille. Notre œil exercé qui fera la différence entre le diagnostic bénin ou le plus grave qui lui ressemble, et bien cet œil est incapable de fonctionner pour vous. Alors ne pensez pas à de la mauvaise volonté de notre part, mais si l’on refuse de vous traiter, c’est pour mieux vous protéger.
Iconographie: Franz Hellens par Amedeo Clemente Modigliani.
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