HORS SÉRIE
- Les carnets d'Asclépios
- 18 nov. 2022
- 22 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 mai 2024

Pour une fois je ne vous rapporte pas une situation réelle mais une fiction. Cette histoire est inspirée de l’observation que j’ai faite pendant mes années d’hospitalier. Elle a vocation à retranscrire ce que peut être ce monde étrange qu’est l’hôpital.
Je vous souhaite une bonne lecture.
1er septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
14 :45 UTC +2
Service d’accueil des urgences
L’immobilité règne dans un monde de chaos. Je suis cloué au pire au lit. Brancard métallique et froid orné de barrières, tout est fait pour m’expliquer que je dois rester immobile, qu’à aucun moment je ne dois participer à cette représentation grandeur nature, le spectacle du soin, la comédie médicale.
Le monde s’agite comme des dizaines d’électrons gravitant autour d’autres brancards comme le mien. Chaque patient qui en forme le noyau reste comme moi, figé, statufié, à attendre que l’essaim s’inquiète de notre destin.
Pour le moment, seule une personne que j’ai qualifié d’infirmière parce qu’elle avait une blouse et que c’était une femme, m’a accueilli à l’entrée. Nom, prénom, date de naissance, adresse, numéro de téléphone, personne à contacter. Des informations immédiatement retranscrites sur un bout de plastique que l’on m’attache autour du poignet. Voilà, je leur appartiens, j’ai mon bracelet et si je venais à me perdre on saurait me ramener à mon propriétaire. La personne à l’accueil m’a rapidement demandé l’objet de mes plaintes : des douleurs abdominales et de la fièvre. J’ai également vu mes selles ponctuées de sang depuis hier. Était-ce du sang d’ailleurs ? Je n’ai pas osé lui en parler, ce n’est peut-être rien. J’ai hésité mais je n’ai de tout manière pas eu le loisir de lui dire. On verra plus tard, quand je verrai quelqu’un. J’attends sur le plateau métallique rangé en bataille à côté de quatre autres. Par chance, je suis au bout, je peux me tourner vers le mur car la dame à coté essai de se sauver et s’adresse à moi en m’appelant Bernard. Elle a les mains attachées… c’est affreux mais en même temps rassurant. Je scrolle sur mon portable sans vraiment savoir ce qui défile devant ma rétine. Geste anxiolytique, je me donne une contenance, le téléphone fait office de boulle anti-stress moderne. Dix minutes se sont passées. C’est long, très long, et pourtant tout le monde s’agite. Il y a des bips. L’atmosphère sonore est terrifiante. Absolument chaque objet émet un bruit stridant : entrée des urgences, bip, tensiomètre, bip, écran de surveillance des constantes, bip, téléphone, bip, sonnettes des patients, bip, bip, bip, bip,… le temps aux urgences s’égraine au son des bips.
Je crois que j’ai de nouveau une crise de douleurs, oui, ça recommence. J’appelle l’infirmière ? non pas pour ça, elle va venir plus tard. Mais j’ai mal. Elles sont tellement occupées, il y a sûrement plus grave. Oh et puis zut, ça se tord comme hier soir, j’ai le droit d’être pris en charge aussi, ça fait trente minutes de bip que je suis là. J’appuis sur le bouton rouge… voilà, la bouteille est jetée à la mer.
Je viens de laisser échapper un petit gémissement, mais on est à l’hôpital, où pourrais-je mieux me plaindre qu’ici ? Personne de vient, pourtant une jeune femme passe devant ma place de parking sans me regarder. « S’il vous plait ! » tentais-je de lancer. L’écho me reviens suivi de « on arrive monsieur ». Très bien, le on arrive me permet de patienter un peu, une promesse, un sursis. Plusieurs bips ont passé depuis que j’ai hélé, j’observe ma montre, seule deux petites minutes se sont écoulés, j’aurais pourtant juré que vingt-cinq bips avaient retenti.
Mami me crie dans les oreilles, elle me ferait presque oublier mon ventre mais non, j’ai mal, j’ai chaud, je suis malade.
Une infirmière arrive, elle se penche sur mon brancard, je lis sur sa blouse « aide-soignante », elle me demande ce qui ne va pas. Elle a trouvé ma bouteille. J’ai mal aux intestins, je fais une crise. Je ne peux rien vous donner pour le moment, il faut que le médecin vous examine. Je vais aller voir. Voilà, elle m’a ramené ma bouteille, mais je suis toujours perdu sur ma petite ile loin d’être déserte. Il y a du monde, des hommes en blanc, des femmes en bleue, des pompiers qui arrivent déposent et repartent, il y a les ambulanciers, les patients perdus, recousus, détendus, tordus et foutus, et il y a moi et mes intestins douloureux. Qu’est-ce que je fais là ? j’aurais dû aller voir mon médecin traitant en fin de compte.
1er septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
15 :20 UTC +2 (278 bips plus tard)
Service d’accueil des urgences
Je commence à m’agacer, ça fait presque une heure que je suis là. J’ai chaud et puis la vieille à coté me tape sur le système. Ça fait quatre fois que je regarde mon Facebook et que je tombe sur la même pub de planche à voile. Condamner pour avoir tapé « club de planche à voile » pendant mes vacances à Saint-Raphaël. J’étais alors un autre homme, en bonne santé. La maladie a se pouvoir de nous réduire à moins que rien. Incapable de penser et de fonctionner, seul l’instinct de survie lute pour rester dans la course.
Deux jeunes personnes s’agrippent à mon brancard. Comme deux remorqueurs aux gestes automatiques, je suis déplacé de ma voie de stationnement dans un garage à patient, le numéro 4.
Le couple de professionnels discute d’un patient du matin qui aurait mis un coup de poing dans un mur et qui se serait cassé deux doigts… voilà pourquoi il y a du retard, parce qu’il y a des tocards. On me déshabille prestement. Les soignants sont souriants, ils m’expliquent rapidement ce qu’ils sont déjà en train d’entreprendre. En moins de bips qu’il n’en faut pour le dire, je me retrouve en slip et des électrodes commencent à se coller sur mon torse velu. J’ai pris un peu de poitrine cet été, le ventre a aussi gonflé, mais je suis trop mal pour le rentrer. Une dizaine de fils serpentent sur ma peau pour se retrouver au sommet d’un bras articulé, le tout relié à un appareil. Enregistrement du cœur, je regarde un peu curieux, des lignes de crète, les alpes en coupe, je n’y comprends rien, …
« C’est normal ? » Ai-je tenté de lancer. « Il faudra voir ça avec le médecin ». Une feuille à peine sortie est déjà rangée dans une pochette, ma pochette. Les électrodes sont laissées en place, on m’habille ave un bout de tissu bleu délavé formé de deux manches et deux pressions dans le dos… Là je suis vraiment passé de l’autre côté. « Le médecin va venir » et la porte du garage coulisse pour me laisser seul avec ma tête qui cogite et mon ventre qui crépite.
La pièce est vide, blanche, froide, ce n’est pas un lieu, c’est un non-lieu, sans vie et dans lequel on espère pourtant conserver la nôtre.
Il y a un chariot devant ma charrette métallique, une paillasse, des placards et abandonnée sur le plan de travail, ma pochette qui contient des informations que seul l’inconnu que j’attends pourra déchiffrer. Comment sera-t-il ? Homme, femme, blanc, noire, grande, gras, petite, chevelue, myope, vieux, jeune, … qu’importe l’emballage tant qu’il y a le savoir.
Le temps reprend son cours mais plus rien pour le marquer, ni les cris, ni les pleurs, plus de passage ou de clameur, surtout plus de bips. Le silence, j’entends seulement ma douleur et mon inquiétude crier de concert dans le théâtre de mes incertitudes.
Le voilà, il arrive la porte bouge, et se referme…
Je patiente, je n’ai jamais aussi bien porté mon nom de patient. Il est 15 heures 41 sur mon téléphone que je consulte de nouveau machinalement sans rien en attendre. J’ai gagné une minute. J’en viens à regretter les bips qui rythmaient irrégulièrement ce temps si élastique dans l’antre des égarés du soin.
15heures 47, c’est la bonne, un homme pénètre dans la pièce, se présente comme étant un interne et m’interroge sur le motif de ma venue. Une heure que je répète mon texte dans l’espoir d’être juste et convainquant, mais tout fout le camp. J’emmêle la date et les symptômes, mais le professionnel est patient et m’aiguille. Je lui parle du sang ou non ? Non, ce n’est pas utile. Il pose son crayon quatre couleurs et son bloc-notes et c’est sur mon ventre qu’il pianote, il enfonce sa main dans les creux et les recoins de mes intestins, c’est sensible, il se promène comme dans un jardin qu’il aurait déjà parcouru et Aïe ! En bas à gauche, aux mêmes endroits que l’appendicite mais inversé, il a touché le point faible. Il n’est pas vieux mais il vise bien. Il m’interroge tout en faisant connaissance avec mon corps et au fur et a mesure il fait parler mes organes. Pour mieux les entendre, il utilise son amplificateur, le stéthoscope. Qu’entend-t-il ? son visage est là, concentré sur le bruit de moi, de mon corps. Il n’est pas très bien rasé mais son déodorant sans bon. Vous avez du sang dans les selles ? interroge-t-il brutalement. Heu, oui, un peu je crois, depuis hier, c’est rouge. Ces mots allument une lumière dans ses yeux, il m’invite donc à glisser un de ses doigts à l’intérieur de mon ventre pour en avoir le cœur net. C’est extrêmement gênant comme proposition. Puis-je refuser ? Dois-je refuser ? L’homme de l’art voit ma réticence à cette exploration dans ce sens. Il m’explique le pourquoi du comment et enfin je l’autorise à s’immiscer en dedans. Mon cerveau se bloque et se contracte comme pour expulser mon esprit de cet instant. Je me vois de l’extérieur, je me vois mais ce n’est pas moi, c’est un mec qui se prend un doigt dans le cul. Durée estimée : un bip, durée ressentie… trop longtemps.
« Pas de sang » énonce le toubib fièrement. Oublions ce moment. « On va vous faire une prise de sang et je reviens vous voir après ».
Me revoilà tout seul dans ce purgatoire blanc. Sept minutes avec le médecin et c’est reparti pour l’attente. Je cherche spontanément mon portable, caché sous le drap blanc irritant qui couvre mon lit d’acier. Facebook, rien de nouveau, toujours les photos du petit dernier de la Denise, une bande annonce pour le dernier James Bond, un édito acide de Mediapart, une… une putain de pub de planche à voile.
On entre de nouveau dans ma cellule. Une jeune femme que je n’avais pas encore vue. J’en suis à combien de visage ? cinq je crois. Elle vient me prélever. Je tends mon bras, elle s’installe, me sourit, entoure mon membre d’un élastique pour faire ressortir mes veines, je ne regarde pas mais je sens l’aiguille insidieuse percer ma peau puis s’introduire dans la rivière de sang chaud. Ça pique, mais je serre les dents. Cinq tubes. Elle en profite pour laisser un bout de plastique dans le courant pour y passer ses médicaments. Une perfusion me lie donc à cet hôpital. Je suis accroché à la poche, elle-même attachée au pied métallique. C’est de l’eau m’explique ce qui doit cette fois-ci être une infirmière. Elle m’abandonne de nouveau. Je vois une étiquette sur la poche, PARA… je la tourne un peu, PARACETAMOL. Bon, espérons que ça fasse effet car le mal est bel et bien là dans les profondeurs des mes entrailles. Que vont il me trouver. L’interne m’a-t-il tout dit ? il a peut-être senti un cancer ! Peut-être est-il passé à côté. Ressaisi toi, tu es sportif, jeune, tu bois un peu trop le week-end et tu fumes de temps en temps. Merde j’ai un cancer. Facebook, distrais-moi.
1er septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
17 :23 UTC +2
Service d’accueil des urgences
On est rapidement venu me chercher après ma prise de sang et j’ai été rangé sur un autre parking à malades. Cette fois nous sommes tous séparés par un rideau de pudeur. On entend tout, on sent tout, mais on ne voit rien. J’ai déjà demandé deux fois au personnel où en était mon bilan, mais les éléments de langage furent les mêmes : « « le médecin viendra vous voir dès qu’il en saura plus ». Le médecin, tu parles, l’interne. Justement, le voilà qui arrive. Il fait une tête étrange, il est fatigué ? j’espère qu’il ne vient pas m’annoncer une mauvaise nouvelle, mon ventre me fait souffrir. « Le bilan biologique n’est pas très bon monsieur ». J’en étais sûr, je suis foutu. « Il y a une inflammation très importante, nous allons compléter les investigations par une imagerie ». Une imagerie ? que veut-il dire ? « Nous allons réaliser un scanner ».
« Quand ça ? » ai-je tenté ! « Dès que possible. Attendez là, on viendra vous chercher ». Attendre là, où pourrais-je aller avec cette perfusion, les barrières et mon bout de tissu qui ne couvre même pas mes fesses (qui n’ont d’ailleurs plus de secret pour le docteur).
Je suis de nouveau baigné dans l’océan des tourments qui prend son lit dans les couloirs des urgences.
L’attente encore. Le point qui pesait dans le bas de mon venter commence à se faire lourd, j’ai très chaud et je ne me sens pas très bien. Je me recroqueville sous les draps épais comme une feuille de cigarette, j’ai soudainement très froid, un frisson solennel me parcourt l’échine. Ma carcasse humide tremble. Je sens un vide se former sous le brancard et j’y suis aspiré. J’appuie sur le seul lien qui me relie à l’équipe soignante, le gros bouton rouge. On arrive plus rapidement cette fois, on me demande ce qu’il se passe, je lâche doucement mais lestement : « je ne me sens pas bien ». Ma tête ne doit pas être engageante car on s’affaire. On me prend la température, 39,2°C se murmure ici, il me semble que c’est trop. Tension, le brassard gonfle et enserre mon bras suintant de sueur froide, il se bloque puis se vide, la machine émet un « tactac », puis le brassard se gonfle à nouveau, tout le monde attend impatiemment les chiffres, moi je me mets également sur pause dans l’attente de la mesure à laquelle je ne comprends pas grand-chose. La tension ! Mon médecin traitant a dû me la prendre la dernière fois que je l’ai vu, il y a 7 ou 8 ans, pour un lumbago. 11/7 m’avait-il dit, votre cœur ira loin. Loin, tu parles, jusque dans les couloirs des urgences oui. Le brassard semble chercher sans trouver, ça devient ridicule à la fin, il se regonfle pour la troisième fois, je sens mon cœur tambouriner dans ma poitrine. Il ne frappe pas fort, mais vite. « Bip-bip », cette machine aussi émet des bips, on a la tension, 77/32. L’infirmière peine à masquer une petite grimace. Elle lance à sa collègue « appelle l’interne ». Tout ça ne me rassure guère. Comme tout à l’heure je deviens spectateur de la scène, les acteurs utilisent mon corps comme un objet de la représentation.
Mon interne arrive, il jette un œil à l’écran du tensiomètre, lui aussi fait la moue. « On le remet dans un box, on le remplit et tu lui fais des hémoc. ». Je n’ai aucune idée de ce qu’ils se racontent mais c’est sérieux. Ma bouche demande « Qu’est-ce qu’il se passe ? » personne ne répond, je me laisse porter. Je suis rapidement replacé dans un garage, le 1 cette fois -ci. Comme ci je n’étais pas suffisamment contraint, on me relie à une machine accrochée au plafond qui surveille mon cœur et mes poumons. On me met de l’oxygène ! Je vais mourir ?
Une fois l’agitation passée, l’interne se penche sur moi et m’explique que je fais une chute de tension à cause de la fièvre, ce n’est pas grave, ça va passer, puis il quitte la scène.
1er septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
18 :02 UTC +2
Service d’accueil des urgences
Je suis toujours dans le box 1. La porte est restée ouverte. La peur existe des deux côtés. On vient me chercher. Deux hommes cette fois. On me salue, je réponds du bout des lèvres. Ce coup de fièvre m’a mis au tapis. Mais je vais mieux, la tension s’est stabilisée à 9/6 m’a-t-on dit. On me transporte au scanner en direction de terres inconnues, je traverse un dédale de couloirs, de portes et de salles. On me largue dans une anti chambre borgne à la lumière orange terne. Je patiente à nouveau. Je suis seul au monde. Quelques minutes se passent et les portes s’ouvrent sur moi, un homme et une femme m’accostent. Les deux brancardiers ont disparu, digérés dans le ventre de l’hôpital. On me pousse dans cette pièce sans fenêtre au milieu de laquelle trône cette machine immense percée en son centre. On me transfert sur la table froide, tout le monde se retire et passe derrière une vitre. La machine m’englouti jusqu’à la poitrine. Une voix digitalisée me demande de me détendre et de ne pas bouger. On s’introduit en moi grâce à la technologie pour explorer l’inexplorable, la face cachée de ma machine humaine.
Je suis dépossédé de moi-même, alors je me laisse promener. On me replace sur mon chariot et on m’ramène dans les couloirs des urgences pour une nouvelle phase d’attente. Qu’y a-t-il sur ce satané scanner ? Ils prennent leur temps, ça fait une heure que je suis sorti de la bécane. Mon angoisse est-elle normale ? Y a-t-il un médecin pour venir m’expliquer ? Il n’y a rien de pire que le brouillard de l’incertitude. Est-ce que je sonne ? S’ils ne viennent pas c’est qu’ils sont occupés. J’attends, je stresse, je vais mourir. Non, je regarde l’heure et il est cinq minutes depuis la dernière fois. Et merde, je sonne. Personne ne vient. Trois minutes se passent. J’ai le temps de crever plusieurs fois. Ah, une infirmière.
« Je voulais savoir si vous aviez des nouvelles du scanner ? Non, le médecin viendra vous voir dès qu’il en saura plus. »
Je m’énerve, je suis arrivé il y a 4heures trente. Je n’en peux plus.
Il est 19 heures 30 quand l’interne vient m’expliquer que j’ai une sigmoïdite aiguë. On doit m’hospitaliser, il me trouve un lit et je monterai dans les étages. Quoi ? comment ? « Aiguë » c’est grave quand on précise aiguë ? Ces mots, je me les dit à moi-même parce que l’interne est sorti aussi vite qu’il est entré.
On va m’hospitaliser. Je n’avais pas prévu ça. Je voulais simplement savoir ce que j’avais.
Je suis seul, j’ai mal, j’ai faim, j’ai soif.
1er septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
20 :06 UTC +2
Service d’accueil des urgences
L’infirmière arrive, elle pose une poche sur ma perfusion. « Vous pouvez me rappeler votre nom » qu’elle me lance. Je réponds. « Et votre date de naissance ? »
« C’est des antibiotiques. On les débute et vous allez monter dans un lit plus confortable». L’infirmière m’abandonne à nouveau. Je suis las. Je jette un coup d’œil à l’étiquette : Amoxicilline/ Ac Clav. Bon, ben allons-y, si ça peut me faire du bien.
Le temps passe encore sur le brancard, puis l’infirmière arrive accompagnée d’un homme vêtu de bleu. On transfert ma poche de perfusion sur une potence et on m’annonce ma destination : 4eme étage, médecine 2. Je quitte enfin ce lieu. Je suis heureux de quitter les urgences sans pourtant savoir ce qui m’attend. Le brancardier est face à moi, Il a l’air blasé. Il évite mon regard. Je regarde mon portable puis me dit que c’est irrespectueux, j’esquisse un sourire et nous arrivons dans l’ascenseur. « Quel étage ? » m’hasardais-je à demander. « 4 » me répond-t-on. Les lumières ternes des longs couloirs glissent sur mon visage buriné par la fatigue. Au fond, une blanche clarté. J’entre dans ce lieu inconnu, le service de médecine …
2 septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
08 :00 UTC +2
Service 4A
Huit heures du matin. La journée à l’hôpital a déjà commencé il y a longtemps. Cinq heures cinquante-cinq, je me faisais réveiller par une blouse blanche avide de sang frais. Comment peut-on se remettre de nos maladies quand on nous lève si tôt. Je me suis rendormi puis j’ai somnolé au rythme des sonnettes, des voix des soignants, des nouveaux bips moins présents mais tout aussi oppressants.
Je n’ai pas mal ce matin. Je suis devant mon petit déjeuner, hier soir je me suis endormi comme une souche. Je suis dans une chambre double, mais par chance il n’y a personne à mes côtés. Combien de temps vais-je rester ici ? J’étais venu pour me rassurer et me voilà perfusé.
Café et REM. Pourquoi j’ai demandé ça ? le café est infect. Chaque mouvement dans le lit me rappelle à cette coaction que m’inflige la perfusion. Je vais quand même beaucoup mieux, je devrais pourvoir sortir. Nous sommes jeudi, je me reposerai chez moi ce week-end.
La matinée se passe. Je dois demander à me faire porter des affaires de toilettes, ma tablette, mon casque. Je… Aïe! ça tire encore dans le bas ventre. Bon, je vais me coucher.
2 septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
10 :22 :00 UTC +2
Service 4A
« Bonjour, je suis le Docteur D. Comment allez-vous ?
-Ça va mieux aujourd’hui »
L’arrivée du médecin. Le point d’orgue de la journée, le moment de faire part de ses doléances. Il me pose les mêmes questions qu’aux urgences. Je lui donne les mêmes réponses. Il semble plutôt sympathique. Il m’examine. Ses doigts froids arrivent en plein sur la cible. Je sursaute et libère un cri.
« -Et sinon, vous pensez que je vais sortir quand ?
-Quand on vous aura soigné.
-Je venais aux urgences pour un avis et on m’a gardé. Je suis embêté.
-Et bien mon avis, c’est qu’il faut vous garder. Sigmoïdite aigue, soixante douze heures de surveillances, assurer la bonne efficacité des antibios, l’absence de complication, nous sommes jeudi… sortie lundi. Bonne journée. »
Je reste là, planté comme le malade que je suis. Seul face à ma maladie. Ma maladie et cette série idiote qui passe à la télé. Les heures sont lourdes et tardent à laisser échapper leurs secondes…
Ma faiblesse rend la journée plus difficile à traverser. Onze heures trente s’inscrivent sur mon portable, l’infirmière pénètre dans la pièce. Elle est souriante, différente de celle qui a dérobé quelques millilitres de sang ce matin, elle a les cheveux attachés. Elle doit mesurer un mètre soixante-cinq, blonde au visage clair, sa peau semble ferme et dépourvu de toute impureté. Elle a des yeux malicieux, et une petite bouche magnifiquement dessinée. Sa blouse semble taillée sur mesure laissant se dessiner les courbes de son corps. Cette vision éveille en moi une pulsion de désir. Je suis là, au fond du lit, malade, en blouse, mal lavé, mal rasé, non coiffé, que pourrait bien ressentir ce brin de beauté si elle lisait en moi ? Comment puis-je avoir ces idées maintenant ? Je suis un animal ! Ou peut-être juste humain. L’animalité serait de présenter mon désir de manière ostentatoire. Je prends une position relax pour ne rien laisser transparaitre. Je ne suis pas du tout naturel. « H. Blanc » s’inscrit sur sa blouse. Elle me salue et dépose une barquette de plastique contenant ma prise chimique de ce midi. Elle m’interroge sur mes douleurs, je réponds que ça va alors que je sens poindre le mal. Elle vérifie mes perfusions, change une poche pour une autre. Je la regarde et la trouve vraiment très belle. Elle repart rapidement dans le courant du soin et me voilà de nouveau seul. L’attente est de courte durée, à onze heures cinquante, le repas arrive. L’archaïsme de l’hôpital : les prises de sang en fin de nuit, les repas avant même les douze coups… et nous sommes au XXIe siècle.
Dans l’après-midi, de nouveau une salve de douleur. Peut être que je suis mieux à l’hôpital après tout. Les passages dans la chambre rythment la journée. Le métronome hospitalier et rigide et régulier. Les soirées sont angoissantes, la lumière jaune laisse apparaitre de triste reflet dans des fenêtre trop grandes. Les volets ne ferment pas ou mal. Les taches sur le mur deviennent des êtres inanimés. Ici le plâtre s’effrite. Je suis enfermé ici avec comme boulet ma maladie.
Devant une série américaine mes yeux se ferment et mon esprit se met en veille. Mes yeux s’ouvrent, la nuit semble se terminer, je regarde mon portable, il n’est que minuit trente-sept minutes. La lumière se faufile sous la porte. J’entends du bruit, deux femmes discutent dans le couloir. Mes yeux tentent de se fermer mais la douleur est là. J’essai de la prendre dans mes bras. Je m’endors.
3 septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
02 :49 UTC +2
Service 4A
La porte s’ouvre, on parle.
Un brancard pénètre dans la chambre. Un homme plutôt vieux gémi. Le brancardier discute avec la soignante de nuit. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est. Je suis témoin malheureux de l’arrivée du patient. « Ce n’est rien, vous allez avoir un voisin, dormez ! » qu’on me lance. J’aimerais bien vous y voir vous…
Le vieux râle toute la nuit. Je somnole en contemplant les heures me séparant du jour. Plus la nuit s’épuise, plus l’aurore s’annonce, plus je m’enfonce dans un état de torpeur. Un pied dans les ombres des songes et l’autre dans l’hyperclarté de la réalité. L’horloge avance à une vitesse qui ne veut plus rien dire pour moi. Lorsque le médecin arrive dans la chambre, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il peut être.
3 septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
10 :18 UTC +2
Service 4A
« -Comment allez-vous aujourd’hui ? »
Je réponds vaseux :
« -Je n’ai pas beaucoup dormi.
-Les douleurs ?
-Non, mon voisin est arrivé tard et a fait le foin jusqu’au matin. »
Je ne suis pas très loquace. Il m’examine et trace.
Je ne sais même plus si j’ai mal, si les douleurs sont dues à mon infection ou à la sidération de mes organes dans cette brume de souffrance que l’on ressent après une insomnie. Cette impression de purée empreinte de douleur qui semble constituer l’intérieur de notre corps après une nuit d’effort.
Le temps n’a plus d’emprise sur moi. Cela fait des semaines, des jours, des heures que je suis à l’hôpital. Tout se confond. Mon état est-il lié à ma maladie ou à mon hospitalisation ? Serais-je dans le même état à la maison ?
Je garde ces idées dans ma tête. La journée s’égrène au ralenti. Je n’ai l’envie de rien : ni de manger, ni de lire, ni de rire. Je suis épuisé mais ne m’endort jamais. La télé tourne en boucle. La lumière semble forte, je vois le monde à travers un voile de soie blanche. Soudain, me sortant de la torpeur, on frappe à la porte et on entre. Ma sœur est venue me rendre visite. Jusqu’à ce moment, je m’imaginais coupé du monde, prisonnier d’un lieu dans lequel personne n’entre de son plein gré. Cette incursion du réel dans cette fiction hospitalière me prépare à ma réinsertion. Je souris. On discute, j’essaie de paraître plus sein que je ne le suis. Elle m’a apporté des cookies au chocolat. On parle de mon état, on commente l’hôpital, on se plaint, on essaie d’exister. Mon voisin est plutôt calme, il dort, il se rattrape de sa nuit lui au moins. Elle reste là, la discussion n’est pas tout à fait celle que l’on aurait dans la vraie vie. La vraie vie ! Ici tout est artificiel, tout est illogique, suis-je moi-même ? Est-on les même lorsque nous sommes malades ? Merde, je pense, je déraille, vite mon téléphone. On scrolle les deux simultanément. Plus rien à se dire.
La porte s’ouvre à nouveau, c’est la famille du papi d’à côté. Un peu de vie, un peu de sensation. Je n’ai plus la notion du temps mais elle s’en va. Nous ne nous disions pas grand-chose mais elle était-là. Elle m’offrait un peu de liberté. Son départ m’arrache quelque chose à l’intérieur, je ne saurais l’expliquer mais elle m’abandonne dans ce lieu perdu. Je ne peux pas la suivre et je me rappelle que je suis un bagnard attaché au lit par ma maladie. S’en suit une triste monotonie. J’ai l’impression que ce jour sans fin se répète à l’infinie dans le carcan de ces murs blanc.
On mange tôt, on éteint tout et on s’endort tard.
4 septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
11 :40 UTC +2
Service 4A
Le médecin entre accompagné d’un interne. « -Quand est-ce que je rentre ? je demande.
-Bientôt ! » il répond.
Je n’en peux plus de rester ici ai-je envie de lancer. C’est vrai, j’ai l’impression de plus subir mon séjour que les aléas de mon ventre qui d’ailleurs me laisse en paix depuis hier après-midi.
« -La prise de sang s’améliore bien, on peut imaginer un retour dans les 48 heures. »
Je souffle. Il dit deux jours, j’entends deux ans. Là où je ne pouvais pas me défendre, cette fois je me sens bien. J’ai bien dormi, je n’ai plus mal, je souhaite sortir.
« -Disons demain si tout va bien ». Il négocie, je saut sur l’occasion. Chiche pour demain.
La journée est plus belle. Je me risque à sortir dans le couloir, à marcher un peu. Mais il n’y a rien à faire. On peut disserter sur la difficulté d’être malade à l’hôpital, mais aussi sur celle de se sentir bien et d’y être enfermé. Je reviens et le plateau repas m’attends déjà sur la tablette à roulette. Je mange, regarde la télé et la fatigue me rattrape, elle savait ou j’étais. Quelques modérées douleurs s’insinuent dans les recoins de mon abdomen, mais c’est supportable. J’ai déjà été plus mal chez moi. Je ne reverrai plus le médecin avant demain. Il faut attendre. Rien ne se passe, je suis abandonné. Je vais mieux alors plus personne ne se soucie de moi. Pour la première fois je prends un peu de hauteur, je regarde les blouses blanches aller et venir avec un regard extérieur. Tout le monde s’agite mais sans mouvement superflus. Chacun suit un trajet comme prédéfini, on croirait contempler une fourmilière. Je me promène toujours avec mon pied à perfusion. Je passe devant les chambres entre-ouvertes comme des petits mondes où se jouerait une pièce différente à chaque fois. Celle-ci crie et essaie de passer par-dessus les barrières de son lit, celui-là se déshabille alors qu’il est attaché à son fauteuil, d’autres dorment, certains lisent, peut-être y en a-t-il qui meurent derrière les portes restées fermées.
Cette perfusion me tire sur le bras. Je rejoints ma chambre et je m’agace de ce lien sévère qui parfois me lance sous la peau. J’avance et il me retient, toujours le fil s’enroule autour de l’échalas. Je me retourne dans le lit et il est là, comme la chaine rappelle au prisonnier sa condition non humaine.
5 septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
09 :38 UTC +2
Service 4A
Entrée de l’interne de la veille.
« -Votre prise de sang est bonne, vous n’avez plus de fièvre ni de douleurs. Nous allons pouvoir vous laisser rentrer demain.
-Demain ? Et pourquoi pas aujourd’hui ?
-Nous allons enlever la perfusion et surveiller comment vous supportez le passage des traitements par la bouche.
-Ok »
Il a mis une main sur mon ventre, écouté mon cœur et mes poumons et il est reparti. Voilà, je sors demain.
Midi, j’ai toujours ma perfusion. J’interpelle l’infirmière qui passe me prendre la tension. Elle ne semble pas au courant de l’ablation.
«- Ça communique bien chez vous ».
Quelle bande d’incompétent, c’est incroyable. Vivement que je me tire d’ici. Cette journée me semble être une journée de gâchée. Une journée où je suis plus énervé par le fait de rester ici que par le fait d’être malade. Je pourrais me reposer chez moi dans mon canapé.
Tout le monde m’irrite aujourd’hui et je le montre. Je n’en peux plus de sentir le matelas couiner, d’entendre les sonnettes sonner, d’entendre le vieux râler, de voir ces conneries à la télé.
Les barquettes du midi concurrence de mauvais goût avec celle du soir. La journée ne passe pas et rien ne va. Je ne vais pas louper les toubibs demain, ils ont intérêt à rien oublier sur l’ordonnance.
Je m’endors avec ma bile et la nuit est agitée.
6 septembre 2021
41°24’12.2 N 2°10’26.5 E
10 :56 UTC +2
Service 4A
C’est le jour J. Je me suis réveillé en forme pour selon que je suis à l’hôpital. J’attends depuis sept heures trente ce matin de partir. L’infirmière est venue me demander comment je partais. Ma sœur viendra me chercher. Mes affaires sont prêtes, je n’attends que le médecin avec les ordonnances. L’attente est longue. En fait, l’hôpital ne se résume qu’à ça : attendre. Le médecin, l’infirmière, le traitement, le bilan, le diagnostic, la mort… on attend.
L’interne arrive avec des papiers. Il m’explique mais je retiens surtout que je devrai prendre des antibiotiques encore une huitaine de jours… Je me dis en moi-même : « on verra ».
Enfin ma sœur est là. Je salue tout le monde, j’ai l’impression de ne plus appartenir à cet univers. Comme un détenu qui sait que la lumière se trouve au bout du couloir, je m’avance pour retrouver le monde. Une fois dehors, je marche jusqu’à la voiture, sur un parking trop loin pour mon corps meurtri.
Je m’aperçois que les douleurs reviennent, faibles, mais présentes. Je suis fatigué, d’un coup. Mon état de forme olympique pour le centre hospitalier est en fait un état de lendemain de cuite pour le monde réel. Je vais devoir me reposer. L’arrêt de travail dans ma pochette sera peut-être utile.
Je pense que je terminerai les antibiotiques finalement.
Mon séjour semble déjà lointain. Je reprends mes marques dans la monotonie de mes habitudes et mon séjour ressemble déjà à un mauvais rêve. Tout est tellement étrange que le cerveau lutte et cède : ce n’était pas moi, rien de tout cela n’a existé.
Après tout, la médecine ne se résume qu'à ça: soigner l'irréel pour permettre le retour au réel.
Iconographie: Complicated Lady par Margaret Keane.
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