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DU MÉSUSAGE DE L'OUTIL

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 22 juil. 2022
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 20 mai 2024



Je viens d’une campagne où l’on apprend que chaque outil est destiné à un usage précis. L’arrache-souche n’est pas un croc de boucher, le boutoir n’est pas un ciseau à bois, la scie à métaux n’est pas une scie à bois. Si le paroir du sabotier est fait de telle taille et de telle forme, c’est bien pour une utilité particulière…

C’est également le cas d’un très gros outil qu’est l’hôpital public. Comme nous oublions les noms et usages des outils d’autrefois, nous perdons de vue la fonction de cet instrument de soins.


Je me suis rendu compte de ce mésusage il y a un an. Nous sommes dans une phase post troisième vague de Covid-19 où les passages aux urgences ont drastiquement diminués et par corolaire les admissions dans les services d’avals. Ainsi, l’unité de médecine polyvalente dans laquelle j’exerce est au tiers vide.

Alors que la journée est particulièrement calme, je suis troublé par la sonnerie de mon téléphone. L’écran miniature affiche « MED URG. ». Le médecin des urgences souhaite probablement hospitaliser un ou une patiente. Il commence sa description de dossier qui doit normalement me prouver que le patient requiert une hospitalisation et qui plus est dans mon service.

Il s’agit d’une jeune patiente de dix-huit ans qui présente de la fièvre. Jusqu’à là, pas de quoi fouetter un chat. La patiente est déjà venue consulter il y a trois jours pour ce motif associé à des courbatures. Elle avait été reconduite chez elle faute de gravité. Devant les douleurs musculaires persistantes, la patiente consulte de nouveau le lendemain. Cette fois-ci l’urgentiste garde la patiente en surveillance.

Cette dernière accuse un syndrome inflammatoire biologique et une cytolyse hépatique. Bon c’est pareil, les mots font peur, mais c’est fait exprès, c’est du jargon médical pour dire qu’elle a une infection avec une petite irritation du foie, ça ne casse pas des briquettes. De mon côté je lance avec mes gros sabots : « Dix-huit ans, syndrome grippal avec cytolyse… ça ne serait pas une mononucléose infectieuse ton histoire ? »

Mon confrère m’annonce que les IgM anti EBV sont positives. Tout ça pour dire que c’est une mononucléose infectieuse. Je n’hospitalise pas une mononucléose infectieuse simple.


Sauf que le collègue du bas ne lâche pas le morceau. Coriace l’animal. Je me dis que peut être un loup se cache sous le caillou, mais non. La tension est bonne, la fréquence cardiaque également, pas de fièvre depuis plus de vingt-quatre heures, pas de baisse des globules, la patiente a des courbatures avec sa fièvre, voilà tout ! J’explique au docteur que cette patiente peut et doit être prise en charge chez elle. Elle va rentrer sous sa couette, se faire un gros chocolat bien chaud et se taper l’intégrale des frères Scott dans son pilou-pilou. C’est à ce moment que mon confrère me fait passer pour un criminel. « Tu ne comprends pas, elle a de la fièvre et une cytolyse, sa CRP est augmentée, on ne peut pas la laisser rentrer. Elle est revenue aux urgences et si je la laisse partir elle reviendra demain. »

Euh !!!

1-la fièvre n’est pas un motif d’hospitalisation.

2-Je n’hospitalise pas un bilan biologique

3-Elle présente un tableau typique de mononucléose infectieuse non grave

4-Elle ne reviendra pas demain si on lui explique les points 1,2 et 3.

5-Pourquoi ai-je besoin de me justifier sur les quatre points précédents ?


Je sens que mon collègue est ennuyé. Comme je suis quelqu’un qui doute et qui a horreur des gens bornés, je décide de descendre évaluer la patiente moi-même.

Je vois la patiente qui est plus en forme que moi lors de ma dernière grippe où que ma compagne qui est actuellement au lit à la maison avec 38,5°C de température et un polichinelle dans le tiroir.

Il se trouve que c’est un cas d’école de mononucléose. Je connais la bestiole, j’en ai vu passer des dizaines de formes sévères ou atypiques en médecine interne.

Après avoir expliqué à cette jeune mademoiselle A. qu’il s’agit d’une pathologie fréquente et souvent bénigne qui touche une personne sur deux, qu’elle ne mourrait pas, qu’elle serait très fatiguée encore plusieurs semaines et douloureuse encore 5 jours, elle a accepté de rentrer chez elle.

Mais le doc. des urg. ne l’entendait pas de cette oreille. L’homme de l’art avait appelé un ami qui allait me mettre des bâtons dans les roues. Cytolyse hépatique, on appelle l’hépatologue. Le « spécialiste » du système digestif et donc du foie. Ayant d’autres dossiers sur le feu, l’hépato-gastro-entérologue ne voulut pas se mettre la rate au court-bouillon et préféra proposer d’hospitaliser la patiente pour surveillance de préférence dans un service différent du sien.

Après avoir convaincu la patiente et son médecin, il me fallait discuter avec le spécialiste dilettante.

L’homme pris dans sa journée d’endoscopie a reçu le SOS de ce médecin en détresse. Sans attendre les explications, il tranche et demande une observation. Plutôt que de perdre du temps à réfléchir, il est plus rapide de jouer la sécurité. C’est avec ces décisions prises par des soignants blasés que la mécanique hospitalière s’enraye.


Une journée d’hospitalisation coute environ 1300 euros pour un service de médecine conventionnelle. Trois jours de surveillance pour cette patiente qui ne le nécessite pas, c’est 3900 euros jetés par les fenêtres de la société. Le système est pourtant pervers, les directions hospitalières pensent à leur budget et se font un sang d’encre lorsque des lits sont vides. Il est donc demandé officieusement aux urgences de remplir les services avec « ce qu’ils ont » afin d’augmenter le taux d’occupation des lits.

C’est donc à nous autres médecins d’éduquer les patient et les confrères sur le bon usage du système en allant à contre-courant des volontés administratives. Il aurait été plus simple pour moi d’accepter la patiente, de bloquer le lit avec une malade qui ne me prendrait que peu de temps et qui serait sortie rapidement. J’ai perdu du temps à passer plusieurs coups de fil, à revoir le dossier et la patiente, mais je m’estime responsable de ce service public et surtout des besoins et du confort de la patiente. Mes priorités ne semblaient pas partagées.

Nous avons encore le choix de refuser des patients dans les lits dont nous sommes responsables, mais les temps changent…


L’hôpital est une structure sensée donner un niveau d’expertise pointue grâce aux avis de spécialistes s’appuyant sur des technologies de pointe. C’est également le lieu de recours et de secours des soins ne pouvant être prodigués à l’extérieur. Pourtant les principaux utilisateurs de cet outil, les médecins, pensent moins à son bon usage qu’à leur sécurité professionnelle motivée par la paresse, l’incompétence, l’égo, l’irresponsabilité, le découragement et autant d’autres qualités qui gangrène notre noble profession. Voilà comment l’objet perd son usage premier pour aboutir à un travail bâclé.




« Un ouvrier qui veut bien faire son travail doit d’abord préparer ses outils »

Confucius



« L’homme sait se réduire tout comme il sait se sublimer. Il peut créer des outils qui lui ouvrent toutes les frontières et d’autres qui l’emprisonnent. Le malheur, c’est quand il confond les deux. »

Charles Perez




Iconographie: Les Temps Modernes de, par et avec Charlie Chaplin







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