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DELIQUESCENCE

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 26 oct. 2022
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 13 mai 2024



Cela fait des jours que je n’ai pas touché le clavier. Ni par manque d’envie ou par manque d’inspiration, seulement par manque de temps.


Nous sommes deux,

Patrick et moi. Notre collègue est en congé. Elle nous a annoncé jeudi qu’elle ne serait pas là le lundi. Comment lui en vouloir, elle est à bout, sèche, vide, sans vie. Elle voulait d’ailleurs quitter l’hôpital il y a quelques mois mais la direction lui a refusé sa mise en dispo., alors elle tire sur la corde. Elle accumulait des jours à poser donc elle les a pris.

En ce lundi nous nous retrouvons à deux et ils sont trente-trois.

Trente-trois malades. Trente-et-un officiellement mais deux lits supplémentaires. Nos collègues à l’équipe mobile de gériatrie sont absents également. Nous allons donc absorber tous les appels de l’hôpital et des alentours. Aujourd’hui c’est moi qui tiens le téléphone maudit. Demain ça sera Patrick. Après demain, moi, après-après-demain, enfin vous avez compris.

Je reprends les dossiers des patients que je ne connais pas, le téléphone vibre pour ceci, pour cela, pour une broutille, un fracas. Entre les sonneries, j’essaie de tenir le cap de ma visite mais impossible. Treize heures et il m’en reste cinq à voir. Des patients sont sortis mais je dois m’occuper du chef des urgences qui met la pression pour que l’on se surcharge de nouveau. Il faut négocier, appeler: la cadre, la cellule de gestion des lits, la directrice de garde. J’ai eu gain de cause. Nous resterons à trente-et-un pour la semaine. C’est déjà dix de trop pour deux médecins. Les situations sont complexes, douze patients covid positifs, les isolements, les changements de chambre intempestifs, les traitements, les familles.

Je mange rapidement et reprends le cours: je cours. L’enfer, je n’arrive plus à penser, les dossiers s’enchainent entremêlés d’appels, je trébuche et paf, quinze heures quarante-cinq, le patient de la chambre vingt-six décède. C’était attendu, mais la famille est là. Je passe un moment avec eux, je réponds aux questions, toujours les mêmes : a-t-il souffert ? que va-t-il se passer maintenant ?

Enfin je m’échappe. Je fais quinze mètres, m’arrête, le doute m’assaille, je reviens sur mes pas, jette un œil au dossier : pacemaker. Merde ! Je dois l’enlever, vingt minutes de perdues, encore. Le temps passe, je suis attendu partout et nulle part, les infirmières m’interpellent pour mille problèmes, des patients à revoir, des bilans, des chutes, le covid et là, alors que je fonce tête baissée dans un couloir qui semble s’effondrer sur moi, la fille de la patiente du vingt-trois me demande où en est la CRP. Je réponds sèchement que je n’en sais rien et que je n’ai pas le temps. Je poursuis ma route en la laissant là au bord du chemin.

Quand j’arrive dans mon bureau j’ai honte. Je suis maltraitant. Je fais n’importe quoi. Ce système m’abîme. C’est facile d’être bon lorsqu’on est dans le confort, mais là, la situation me rend mauvais. Pas le moment de ressasser, le temps presse, bientôt la journée se terminera et il y a encore tellement à faire. Mais rien n’y fait, cette femme me revient dans la gueule. Je ne peux pas faire ça. Je retourne dans le service et je prends deux minutes pour lui parler, me voilà soulagé et je reprends là où je m’étais oublié.

Je suis lessivé, pas une seconde pour penser, respirer, pisser, s’hydrater. Il y a un transfert en réanimation à organiser, je n’ai plus aucune idée de l’heure qu’il est. Toujours trois patients non vus. Je ne les verrai pas. J’espère qu’ils vont bien.

Je croise mon collègue qui est dans le même état que moi, peut être pire. On ne se regarde même pas.

Vient le moment où je ne peux plus. Je n’arrive littéralement plus à réfléchir. Je suis envahi par l'aigreur et la stupeur. Il est temps de partir. Je quitte l’hôpital. Je suis seul dans ma voiture, je rentre aigri, je suis en colère, j’en veux à la terre entière, j’ai envie de pleurer, de hurler, de bruler le monde. Ce système me détruit. Je suis le rouage d’une maltraitance institutionnelle. Je sais que la corde est tendue et peut rompre à tout moment.

Je suis chez moi, pas très aimable avec mes deux filles et ma femme. Elles payent alors qu’elles n’ont rien demandé. Je mange, le regard dans le vide. Ma petite ne veut pas prendre son biberon, elle m’agace. Tout le monde au lit, une douche et à peine couché je n’ai même pas la force d’ouvrir un livre, moi l’amoureux de littérature, je m’endors sur le vide intérieur laissé par ma journée trop pleine.


Je me réveille avec la gueule de bois, ivre de fatigue. Deuxième journée, la même que la précédente, même déroulé, même ressenti d’un corps encore plus rabougri.

Les jours passent et je me reflète dans le miroir de cette médiocrité. Je suis moche.

Le onzième jour sans repos, mon corps s’est arrêté, mon cœur a dit stop. Il s’est emballé. Trouble du rythme cardiaque. De soignant je suis devenu soigné. Le système avait gagné. Pas encore trente-cinq ans et pourtant bien cabossé. Je suis aux urgences à regarder la courbe agitée d’un cœur torturé.

M’arrêter ? Impossible. Et Patrick alors ?

J’y suis retourné, j’y suis, là en ce moment. Rien n’a changé. Journée à rallonge, familles agressives, surpopulation hospitalière, manque d’infirmières, mais je vais mieux car maintenant je le sais, je le jure sur ce que j’ai de plus cher, mes trois amours : l’hôpital c’est terminé. Le temps de trouver où m’installer et je quitte le navire avant de crever.





Iconographie: Le Voyageur contemplant une mer de nuages par Caspar David Friedrich








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