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TÊTE Á TÊTE AVEC UN MORT

  • Photo du rédacteur: Les carnets d'Asclépios
    Les carnets d'Asclépios
  • 27 oct. 2022
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 13 mai 2024



Nuit de garde aux urgences. Les heures défilent et on attaque la phase de nuit profonde. Celle où les lumières s’assombrissent, deviennent jaune blafardes, où les sons semblent sourds et agressifs. Votre cerveau lutte pour rester éveiller quand votre corps a déjà abandonné. Il est deux heures du matin, le dernier repas remonte au midi. L’organisme ne demande plus rien, il a fait le deuil du repas du soir. Il y a bien eu les cris de détresse d’un estomac en faiblesse, mais la faim laisse place à une aigreur puis on oublie d’avoir faim car c’est trop épuisant.


C’est dans ce contexte que je reçois un appel du service de gériatrie. Il y a eu un décès…

L’interne de garde aux urgences a la charmante tâche de devoir faire les constats de décès au cours de la nuit. J’indique que je monte dès que j’aurai un moment. Le défunt n’ira pas bien loin.

Je termine de clôturer mon dossier en cours et m’éclipse pour aller m’assurer que le mort n’est plus en vie. C’est une autre ambiance qui s’offre à moi. Du tumulte et des cris je passe au silence, les couloirs vide sont calmes, presque trop. Lorsque l’esprit s’est imprégné d’un bruit de fond construit de cris, d’alarmes, de bips, de pleurs et de sonnettes, le passage au silence est dérangeant. Aucun sas de décompression, c’est une petite mort ou une petite naissance, un état transitionnel mal défini.


J’arrive enfin dans le service situé à ce qui semble des kilomètres.

Le couloir est noir, L’infirmière est devant une chambre éclairée par la pale lueur d’une veilleuse. Elle m’accompagne dans le dernier refuge de cet homme qui était il y a encore quelques heures. Il n’est plus. Il a été, il fut, il avait été, il eut été, mais il n’est plus, il ne sera plus. On ne se conjugue plus que dans le passé lorsque l’on a trépassé.

Il règne ici la même ambiance que dans toute les chambres de décédés. Le calme, ce silence absolu qui absorbe le moindre bruit extérieur. Le temps est comme suspendu. Un néon derrière le lit éclaire un corps figé, tête droite, yeux fermés qui semble attendre là depuis une éternité. Les draps bien repliés sur ce dormeur parti pour son dernier sommeil. J’ai parfois envie de m’excuser de venir troubler cette méditation éternelle. Le corps est déjà froid. C’est fou ce que les vivants produisent de chaleur, on ne se rend compte de cela que lorsque l’on croise ces chaires abandonnées par la vie. Je m’exécute au gestes d’usage, stéthoscope et prise de pouls, à l’époque j’étais très scolaire. L’appareil que j’ai dans les oreilles ne transmet rien d’autre que le glissement de la membrane sur la peau livide. Peut-être que je perçois parfois le battement de mon propre cœur qui résonne dans cette grande pièce froide. La machine s’est arrêtée. L’homme a bien quitté notre planète. Alors que je m’apprête à quitter les lieux, mon cerveau me stoppe nette. Mon inconscient à repérer une chose anormale que mon lobe frontal endormi n’a pas saisi. Je reviens sur mes pas, me place à la gauche du défunt, tire le drap, puis la blouse, et je découvre sous la peau un dispositif implantable appelé pacemaker. Il se trouve que je dois le retirer. Le problème, je ne l’ai jamais ni fait ni vu faire.

Je m’éclipse, lance un « je reviens » inutile à ce patient inattentif, et redescend demander conseil à ma cheffe de la nuit. Celle-ci n’a absolument pas le temps de venir au bout du monde me montrer la procédure. Elle m’explique en quelques mots et me renvoie à ma mission.


Je reprends le chemin vers les terres lointaines du troisième étage. Je sors des urgences, passe le sas, longe un long mur froid, pénètre dans l’immense hall d’entrée de l’hôpital, vide, qui laisse résonner mes pas lourds. J’appelle l’ascenseur, j’attends, il me répond par un bref clinquement. Au loin, un néon usé me fait des clins d’œil appuyés. J’entre dans le ventre de la caisse ascensionnelle. Je me retrouve seul avec moi-même. Un miroir placé là comme pour se moquer de moi me renvoie mon portrait défait. Mal rasé, les yeux pochés, les cheveux gras du gel appliqué il y a vingt-deux heures. Le teint diaphane d’une peau fatiguée contraste avec les cernes violacés qui me donne une allure de vampire. Je sors enfin de mon cercueil métallique, et me dirige vers mon compagnon de nuit.

Même chambre, même ambiance, tout est bien resté immobile depuis mon premier passage. Je pénètre religieusement la dernière demeure du disparu, m’installe à sa gauche et me prépare à opérer. Champs stérile, scalpel stérile, compresses stériles, le mort ne risque pas de tomber malade.

C’est alors que j’incise, j’ouvre la cicatrice d’une dizaine de centimètres pour mettre à jour la pièce de ferraille qui faisait battre son cœur. Pas une goutte de sang, l’homme ne bronche pas, je taille et coupe les chaires, je m’immisce dans son corps et je ne peux m’empêcher de jeter des regards attentifs au visage de l’endormi. Comme s’il pouvait grimacer, ou se réveiller, je veillais à son confort. Nous étions là, en tête à tête, loin dans les terres reculées du système hospitalier, à des heures lointaines et ténébreuses sans que le monde ne se soucie de nous.


Après de longues minutes à batailler avec un matériel implanté dans un cœur éteint, je réussis enfin à l’extraire.

Dernière ligne droite, quelques points de suture et je pourrai retourner dans le monde des vivants. C’est alors qu’en rangeant mon plateau je pose la main sur le bistouri qui pénètre le caoutchouc avant de terminer sa course dans la pulpe de mon indexe. AES.

L’accident d’exposition au sang… est redouté par tous les soignants. Encore plus quand il s’agit d’un PAESATHDM : Putain d’accident d’exposition au sang à trois heures du matin. Déjà parce qu’il impose une procédure laborieuse et que l’on se met potentiellement en danger et surtout parce qu’il est putain de trois heures du matin.

Je re-redescends aux urgences avec le sentiment d’être le boulet de la nuit, je viens voir ma cheffe comme un enfant qui a fait une bêtise et lui expose mon problème.

Le protocole est formel, il faut que je fasse une prise de sang, mais surtout, que je fasse prélever le patient…


Alors pour ceux qui ne le sauraient pas, lorsque le décès survient, le sang coagule dans le système circulatoire ce qui rend toute ponction impossible. Il ne reste qu’un endroit ou je puisse espérer trouver un peu de sang frais, dans la chambre de propulsion : le ventricule gauche du cœur.

Je pensais en avoir terminé de mes entrevues avec mon nouvel ami mais je dois me résoudre à retourner le triturer.

Troisième visite, je viens cette fois ci lui planter un pieu dans le cœur pour m’assurer de sa non contagiosité. Je pique et aspire, rien ne vient, je transpire, je persévère mais rien à faire. Je dois me résoudre à appeler de l’aide. J’attends dans la chambre que l’on vienne. De longs moments à contempler l’être flegmatique qui se laisse faire, je le fixe mais il reste imperturbable. Il est quatre heures du matin. Il me reste quatre heures trente minutes à offrir à l’hôpital. Les sens sont exacerbés par la faiblesse de la machine humaine. La fatigue et la faim m’enivrent et me désinhibent. La chambre se floute et l’homme inerte semble trémuler. Je fixe sa paupière, mes facultés ne sont plus optimales, je me laisse abuser par les court-circuit neuronaux qui agite mon cortex

Je le regarde, le scrute, le surveille, mon champ visuel se rétréci, se brouille, ne laissant apparaitre qu’au centre de celui-ci les cils de l’œil droit du défunt, il bouge, j’en suis certain, alors que j’attends un autre signe de vie je suis surpris et sursaute par l’entrée du docteure P. Le pic d’adrénaline me réveille, nous nous penchons sur mon compagnon nocturne pour lui prélever les derniers millilitres de substance vitale. Après plusieurs tentatives à forer son cœur à l’arrêt, nous trouvons quelques larmes sanguines qui suffiront à assurer ma sécurité sanitaire.

Nous redescendons avec le précieux breuvage, reste à ponctionner le vivant: moi.


Olivier, un infirmier se propose de me prélever. Je m’installe et fait offrande de mon liquide insipide privé d’eau et de nourriture depuis trop longtemps. L’aiguille s’insinue en moi et le sang jaillit, ouf, je suis vivant.

Je me lève et retourne au travail. Je sors du box quand le couloir se transforme en queue de comète, le sol se dérobe, les étoiles virevoltent et la gravité agrippe mon corps qui viens s’amortir contre la planète.

Vivant, mais pas trop. Voilà une belle façon de terminer cette garde folle. Comme la dernière vengeance du trépassé qui l’espace d’un instant m’a invité quelques secondes dans le monde étrange des songes qui côtoie les fanges et ronge les sens. Un sommeil brutal, un malaise vagal.


Voici le triste sort qui a conclu mon tête à tête avec un mort.




Iconographie: La Mort de Casagemas par Pablo Picasso







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